Pierrick Rivet[1]
Résumé : Cet article se propose d’étudier un conte chinois du XVIIe siècle afin de mettre en avant ce qui fait sa singularité. Après une brève présentation, il s’intéressera à la relation amoureuse entre les deux amants, exempte de motifs érotiques. Puis il se concentrera sur la volonté de l’auteur de refuser diverses conventions de l’époque pour permettre à ses deux personnages de jouir pleinement de leur amour.
Mots-clés : Chine, Homosexualité, Mœurs masculines, XVIIe siècle, Conte
Title: Ignoring conventions in the name of love: the example of Pan Wenzi qihe yuanyang zhong 潘文子 契合 鴛鴦 塚 [Pan Wenzi seals a brotherhood pact in the tomb of Mandarin ducks]
Abstract: The present article proposes to study a 17th century chinese tale in order to highlight what makes it singular. After a brief presentation of where the tale belongs, it focuses on the romantic relationship between the two lovers, free of erotic motifs. Then, it will be concentrated on the author’s desire to refuse various conventions of his time to allow his two characters to fully enjoy their love.
Keywords: China, Homosexuality, Male customs, 17th century, Tale
無視“以愛之名”的慣例規矩:《潘文子契合鴛鴦塚》的例子
摘要:這篇文章以研習一篇十七世紀的中國擬話本為宗旨,探究其獨特之處。對小說簡要介紹之後,文章將會把著重興趣點放在小說兩名戀人沒有情色關係的戀愛關係上。而後,本文將聚焦在作者對當時那個時代各式各样的規矩不贊同,和他期望他筆下的兩名人物以此能完全享受他們愛情的意願上。
關鍵詞:中國;同性戀;男風;17世紀;擬話本
- Publié vers 1635, Shidiantou 石点头 [Pierres qui hochent la tête] est un recueil composé de quatorze contes[2] signé du pseudonyme de Tianran chisou 天然癡叟 (« Le vieux fou de la nature »), un surnom utilisé par Feng Menglong 馮夢龍 (1574 — 1646)[3]. Toutefois, ce dernier ne semble pas être l’auteur du recueil : Patrick Hanan (1927 – 2014), un sinologue néo-zélandais, envisage qu’il puisse s’agir de Xi Langxian 席浪仙, ami et collaborateur de Feng Menglong puisque la préface du recueil désigne l’auteur sous l’appellation de Langxian 浪仙, « l’immortel insouciant » (le prénom donc de Xi Langxian)[4]. Au sein du recueil, seul le dernier conte traite des relations entre hommes. Il s’intitule Pan Wenzi qihe yuanyang zhong 潘文子契合鴛鴦塚 [Pan Wenzi scelle un pacte de fraternité dans la tombe des canards mandarins][5]. Il narre la romance de deux étudiants, Pan Wenzi 潘文子 et Wang Zhongxian 王仲先. Tous deux, désireux de se présenter aux examens provinciaux (xiangshi 鄉試), se rendent au temple de la Pureté (jing si 淨寺) où sont dispensés des cours par Maître Longqiu 龍丘先生, et se rencontrent. Une complicité naît rapidement entre eux. Cependant, Wang Zhongxian tombe amoureux de son camarade et une nuit, il lui révèle ses sentiments et le convainc de son amour indéfectible. D’amis, ils deviennent amants. Malheureusement, du fait de cette relation, ils deviennent la risée de tous et n’ont d’autre choix que de fuir le temple. Ils s’exilent sur le mont Luofu 羅浮山 où ils périssent d’une étrange maladie après quelques mois de bonheur[6]. Ce conte, longtemps censuré, découle en fait d’une source plus ancienne, bien connue des lettrés de l’époque :
Pan Zhang
Un garçon nommé Pan Zhang possédait un beau visage et attirait tous les regards. Wang Zhongxian, originaire du royaume de Chu, entendit parler de sa beauté. Il décida de rencontrer Pan Zhang afin de se lier d’amitié avec lui. Pan Zhang accepta et ils devinrent camarades d’études. À peine eurent-ils posé les yeux l’un sur l’autre que déjà ils s’aimaient. Leurs sentiments étaient comparables à ceux qu’éprouvent mari et femme. Par la suite, ils partagèrent la même couche et le même oreiller : ils étaient inséparables. Plus tard, ils périrent tous deux en laissant derrière eux leurs familles affligées, lesquelles les enterrèrent ensemble sur le mont Luofu. Sur leur tombe poussa subitement un arbre avec de nombreuses branches, toutes entrelacées. Les gens trouvèrent cet arbre tellement incroyable qu’ils l’appelèrent « l’arbre de l’oreiller partagé »[7].
- Cette histoire, compilée dans le Taiping guangji 太平廣記 [Vaste recueil de l’ère de la Grande Paix][8], fut reprise dans divers ouvrages postérieurs[9] et notamment dans le Qingshi leilüe 情史類略 [Abrégé thématique d’une histoire du sentiment amoureux][10]. L’auteur de ce dernier est Feng Menglong, avec qui Langxian aurait largement collaboré pour rédiger les San Yan 三言 [Les Trois propos][11]. Peut-être a-t-il puisé chez son compère pour rédiger le conte du Pan Wenzi. Quoi qu’il en soit, en reprenant cette ancienne anecdote, Langxian en a fait une véritable histoire d’amour entre hommes, l’une des premières – de par sa longueur – de l’histoire littéraire chinoise et ce, en estompant toute forme de lubricité.
1. Un conte sur l’amour entre hommes dépourvu de motifs érotiques
- En lisant plusieurs histoires érotiques du XVIIe siècle, il apparaît que les relations entre hommes se manifestent souvent au travers d’un défoulement libidineux. Pourtant une poignée d’histoires va au-delà de ces simples descriptions sexuelles et présente une relation où l’amour a autant sa place que les plaisirs licencieux.
1.1 Pan Wenzi appartient à la « littérature des mœurs masculines » (nanfeng wenxue 男風文學)
- Depuis la fin du règne Longqing 隆慶 (1567 – 1572) jusqu’à celui de Chongzhen 崇禎 (1627 – 1644), autrement dit jusqu’à la chute de la dynastie Ming en 1644[12], nombreux sont les ouvrages qui évoquent ou décrivent les relations entre personnes de même sexe : c’est l’âge d’or (ji sheng qi 極盛期) du phénomène[13]. Que ce soit dans les annales historiques[14], dans les quatre œuvres extraordinaires (Si da qi shu 四大奇書)[15], dans les recueils poétiques[16], dans les pièces d’opéras[17] ou encore dans les essais[18], les mœurs masculines (nanfeng 男風)[19] de l’époque sont dépeintes. Aussi, grâce à la popularité de plus en plus croissante du phénomène à la fin des Ming, la littérature a vu naître des œuvres entièrement consacrées aux relations entre hommes à savoir la littérature des mœurs masculines. L’un des premiers ouvrages à faire des relations entre hommes le sujet principal de l’histoire, remonte à l’ère Tianqi 天啓 (1605 — 1627) et à l’écrivain Deng Zhimo 鄧志謨 (1560 — ?). Le texte dont il est question, le Tong wan zheng qi童婉爭奇 [Extraordinaire rivalité entre hommes et femmes], est un roman de taille moyenne (zhongpian xiaoshuo 中篇小説) qui raconte l’affrontement entre un bordel masculin, le « Jardin du printemps éternel » (zhangchun yuan 長春苑), et un bordel féminin, le « Palais sans nuit » (buye gong 不夜宮). Les prostituées (shaonü 少女) sont délaissées au profit de leurs confrères (luantong 孌童) et les jalousent, ce qui débouche sur un affrontement entre les deux lieux de prostitutions[20]. Puis, sous l’ère Chongzhen, en 1632 plus exactement, l’un des classiques de la littérature des mœurs masculines est publié : le Longyang yishi 龍陽逸史 [Histoires oubliées des Longyang]. Ce recueil de vingt contes aborde de nombreuses thématiques liées à la prostitution masculine (maisons closes, beauté masculine, relation prostitué-client, etc.). Quelques années plus tard, Pan Wenzi est publié, et ce, avant les deux autres classiques, Bian er chai 弁而釵 [Épingle sous le bonnet][21] et Yichun xiangzhi 宜春香質 [Essences parfumées appropriées au printemps][22], qui datent de l’extrême fin des Ming. Certains de ces ouvrages ne s’intéressent guère à l’amour entre hommes tandis que Pan Wenzi en fait le fil conducteur de son récit.
1.2 Pan Wenzi célèbre les amours masculines
- Au sein de la littérature classique chinoise, il existe plusieurs histoires d’amour masculin telles que la pêche partagée de Mizi Xia 彌子瑕 et du duc Ling de Wei 衛靈公 (540 – 493 av. notre ère), la partie de pêche du seigneur Longyang 龍陽君 et du roi Anxi de Wei 魏安僖王 (? – 243 avant notre ère), les balles en or de Han Yan 韓嫣 et de l’empereur Wu des Han 漢武帝 (156 – 87 av. notre ère), ou encore la couette brodée du seigneur E 鄂君 et d’un batelier de Yue 榜枻越人, voire le voyage d’Anling 安陵 et du roi Xuan de Chu 楚宣王 (? – 340 av. notre ère)[23], etc. Malgré tout, ces histoires sont en réalité des anecdotes et ne font pas l’objet d’un récit entier : il faudra attendre les œuvres de la littérature des mœurs masculines pour cela et notamment le Pan Wenzi. En effet, contrairement à Tong wan zheng qiet Longyang yishi, évoqués plus haut, ce conte raconte une histoire où l’amour est central. De ce fait, les relations entre hommes ne sont plus systématiquement associées à un simple désir charnel. Wang Zhongxian l’explique d’ailleurs très bien à Pan Wenzi en soutenant qu’il ne recherche pas seulement un moyen de soulager ses pulsions libidinales mais plutôt un compagnon avec lequel vivre amoureusement :
« Ce dont j’ai besoin, c’est d’avoir ici et maintenant une personne gentille et douce, et qui viendrait pleinement satisfaire mon manque. » Wenzi dit alors : « Si tu en as besoin maintenant, alors la meilleure chose à faire serait d’aller en ville et trouver une prostituée afin de te soulager au moins temporairement. » Zhongxian ajouta : « Tu sais, j’ai vénéré le mot amour toute ma vie durant, et dans les bordels, on ne trouve que des créatures incapables d’éprouver le moindre sentiment. Cela rendrait ton Frère terriblement malheureux. » [24]
- Aussi, la relation charnelle, véritable héroïne des romans licencieux du XVIIe siècle, n’est-elle plus exclusive dans quelques écrits de la littérature des mœurs masculines et se fond-elle avec la relation sentimentale.
1.3 Pan Wenzi estompe toutes formes de lubricité
- Les ouvrages licencieux de l’époque Ming finissante font florès du fait qu’au début du siècle naît en Chine « une véritable « conscience de l’érotique », donnant lieu à des représentations littéraires[25]. » Dès lors, au cœur de la société, circulent subrepticement des manuels d’érotologie, des albums érotiques et des romans concupiscents. On y retrouve de nombreuses descriptions sur les unions voluptueuses entre homme et femme mais également entre hommes. Toutefois, dans le conte de Langxian, la description érotique de la relation charnelle entre Pan Wenzi et Wang Zhongxian est épurée :
Ils ne formèrent alors plus qu’un au moment où Zhongxian pénétra les dernières lignes de défense de Wenzi, lequel fronça les sourcils sous cette étrange douleur qu’il ressentait alors pour la première fois. Zhongxian put ainsi laisser libre cours à sa passion. […] Au cours de leurs ébats, inutile de préciser que Wang Zhongxian se sentit léger des pieds à la tête et que Pan Wenzi fut transporté de plaisir[26].
- Si on compare cet extrait avec un passage sensiblement identique de la première histoire du Bian er chai, autrement dit Qing zhen ji 情貞記 (Chronique d’un loyal amour), il est possible d’observer des divergences dans la manière de décrire la perte de leur pucelage, qui est beaucoup plus crue et détaillée[27].
- Quoique présente, la vigueur des relations charnelles s’efface donc au profit des passions amoureuses. Langxian et sa volonté de distinction ne se manifeste d’ailleurs pas seulement dans ce cas précis : à plusieurs reprises, l’auteur ne respecte pas certaines règles de l’époque.
2. Le refus des conventions
- À la lecture du conte, il est possible de remarquer que Langxian place l’amour des deux amants comme supérieur à diverses conventions : l’amour est en effet moins éphémère que la réussite sociale ; plus important que la descendance ; et enfin plus remarquable que la morale.
2.1 Refus de la réussite sociale
- Depuis la dynastie des Tang 唐 (618 – 907), il existe un système de recrutement de la bureaucratie chinoise. Cette dernière était composée de fonctionnaires, recrutés à l’issue d’une série d’examens. Sous la dynastie Ming, trois examens sont nécessaires pour devenir un lettré accompli (jinshi 進士) : l’examen provincial, l’examen de la capitale (huishi 會試) et l’examen de la cour (dianshi 殿試)[28]. Réussir l’un de ces examens était un gage de prestige aux yeux de la société et c’est pourquoi tout étudiant avec un tant soit peu de talent s’y présentait. Pan Wenzi, dès son plus jeune âge était versé dans les études si bien qu’il repoussa son mariage pour réussir l’examen provincial. Quant à Wang Zhongxian, il avait lui aussi des aptitudes pour les études, raison pour laquelle il imita Pan Wenzi. Malgré tout, une fois que ces deux étudiants si prometteurs s’unirent, tout changea : « Dès lors, les études ne revêtirent plus la même importance aux yeux de Wenzi[29]. » Ce dernier déclara même : « Je suis désormais convaincu que, en plus d’être extrêmement difficiles à atteindre, succès et fortune sont choses bien éphémères[30]. » De fait, ce renoncement à la réussite est surprenant car de manière générale dans les œuvres des mœurs masculines, l’ascension sociale est un impératif. À titre de comparaison, dans le Bian er chai, tous les protagonistes luttent pour atteindre le haut de l’échelle sociale : Zhao Wangsun a toujours fait passer ses études en priorité et ses efforts sont récompensés puisqu’il devient un lettré accompli (voir le récit Qing zhen ji) ; Zhang Ji 張機 et Zhong Tu’nan 鍾圖南 sont deux lettrés accomplis (voir le récit Qing xia ji 情俠記 [Chronique d’un chevaleresque amour]) ; Wen Yun文韻 se sacrifie afin que son compagnon, Yun Tianzhang 雲天章, devienne lettré accompli (voir le récit Qing lie ji 情烈記 [Chronique d’un sacrificiel amour]) ; enfin le fils de Kuang Renlong 匡人龍 devient lettré accompli grâce à Li Zhaifan 李摘凡, qui sous son déguisement de concubine, a élevé le fils de son époux (voir le récit Qing qi ji 情奇記 [Chronique d’un extraordinaire amour]). Par conséquent, Langxian décrit deux personnages bien singuliers puisqu’ils dédaignent les examens impériaux, refusent toute intégration à la société et finissent par vivre reclus.
2.2 Refus de perpétuer la lignée familiale
- Cette mise à l’écart est, du reste, renforcée par la volonté des deux amants de faire fi de l’un des préceptes fondamentaux du confucianisme, à savoir la piété filiale (xiao 孝). Dans la pensée confucéenne, la piété filiale est « la réponse naturelle d’un enfant à l’amour que lui portent ses parents dans le contexte général de l’harmonie familiale et de la solidarité entre les générations[31]. » Et comme le fait remarquer Mencius 孟子 (380 – 289 av. notre ère), un célèbre penseur confucéen, dans son œuvre éponyme : « Il est trois sortes d’impiété filiale ; la plus grave est de ne pas avoir de postérité[32]. » Pan Wenzi, seul héritier de la famille Pan – il est fils unique, son oncle n’est plus et son père meurt lors de son séjour au temple – doit perpétuer la lignée. Or, il ne l’entend pas ainsi :
« Dans la mesure où tu es prêt à renoncer au mariage pour moi, et puisque je suis trop honteux pour retourner chez moi, nous ferions mieux de chercher un endroit retiré dans les montagnes où nous pourrons échapper à tout ce tapage et vivre heureux, à l’écart de toutes les contraintes de ce monde. » […] Zhongxian et Wenzi renvoyèrent leurs deux petits serviteurs Diligent et Petit Buffle, en leur demandant d’apporter chacun une lettre à leurs parents, leur annonçant qu’ils les quittaient définitivement, et priant leurs fiancées de trouver un autre mari[33].
- Une fois leurs vœux scellés, les deux amants annoncent à leurs familles respectives, par l’intermédiaire d’une lettre délivrée par les serviteurs, qu’ils répudient leurs promises et qu’ils ne les reverront plus jamais. En refusant toute postérité, Pan Wenzi et Wang Zhongxian commettent l’impardonnable et offensent aussi bien leurs parents que leurs ancêtres. Sans oublier qu’ils abandonnent leurs fiancées, dès lors condamnées à la pauvreté puisque personne ne peut subvenir à leurs besoins : seul le suicide leur permet d’échapper à la misère et à la risée. Ici aussi, Langxian donne à voir deux personnages en marge des habitudes de l’époque et de la société.
2.3 Refus d’une morale limpide
- Malgré tout, ce comportement est vertement critiqué par l’auteur, au travers d’une morale, attendue au regard de la forme littéraire — dépréciée à l’époque[34] — du Pan Wenzi, à savoir un « huaben d’imitation » (ni huaben 擬話本)[35]:
Quel dommage que pour l’amour de la fleur de la cour arrière, deux jeunes garçons aient fui leurs parents, aient renoncé à leurs fiancées et soient allés se perdre dans une montagne déserte pour y récolter les conséquences de leurs actes ! Ne sont-ils pas les plus grands criminels que la Terre ait connus en commettant le plus grand péché du genre humain[36] ?
- En dépit de cette critique apparente, le sinologue Pierre Kaser, le préfacier de la traduction française du Pan Wenzi fait remarquer que Langxian « manque un peu de cohérence dans son appréciation d’un comportement et d’une conduite qui doivent selon lui inspirer rires moqueurs ou condamnations[37]. » La raison de ses propos s’explique probablement par la fin spectaculaire du conte. En effet, bien que blâmable, cet amour n’en demeure pas moins immortel sous la plume de l’auteur. Même après avoir expiré, le brasier amoureux des deux amants ne s’éteint pas, tant s’en faut, il s’embrase tel un incendie intarissable, représenté par toute la nature environnant leur sépulture : le mont Luofu est une terre d’immortalité taoïste ; les arbres plantés sur leur tombe s’enlacent ; et des couples d’inséparables viennent y nicher. Les éléments naturels honorent leur amour et le préservent. Il est finalement possible de voir dans cette fin, une tentative de la nature de « reprendre ce qu’elle a elle-même créé pour, semble-t-il, mieux le protéger[38]. » Le sinologue français Jacques Dars (1937 — 2010), résume bien cette idée contradictoire en disant que « tout en raillant en bloc sodomie, pédérastie, homosexualité, amitié jurée, il [l’auteur] conte une histoire d’amour et de fidélité réciproques, qui se termine, sinon par une forêt de symboles, du moins par quelques arbres qui ne la cachent pas…[39]». La traditionnelle morale est donc présente mais en demi-teinte, à l’aune de la fin du conte.
- Somme toute, Langxian, en relatant une histoire d’amour entre deux jeunes hommes, et ce, sans la moindre crudité, singularise son conte des autres récits de la littérature des mœurs masculines mais aussi des ouvrages érotiques de l’époque, où les descriptions sexuelles sont abondantes. Toutefois, une relation amoureuse est toujours régie par un carcan social auquel les bien-aimés sont soumis et c’est la raison pour laquelle Langxian condamne moralement et socialement ses deux héros. En refusant la réussite sociale, en fuyant la vie mandarinale et en rompant leurs fiançailles, les deux amants se condamnent à une mort certaine : leur amour n’a nul lieu d’être en ce bas monde. Conscients de leur destin funeste, ils entament donc la construction de leur sépulture à peine arrivée sur le mont Luofu, reflet, semble-t-il, de leur souhait d’être inhumés ensemble. Une fois chose faite, rien ne peut plus entraver leur amour, dès lors, inattingible.
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[1] Pierrick Rivet est doctorant en Études Culturelles, spécialité Chinois, à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, sous la direction de Guilhem Fabre (ReSO) et Pierre Kaser (IrAsia). Un pan de ses recherches est consacré à l’étude des relations homosexuelles entre hommes dans la littérature chinoise du XVIIe siècle. Actuellement il rédige une thèse sur deux recueils de l’extrême fin de la dynastie Ming (vers 1640) où cette thématique est très présente : Bian er chai 弁而釵 (Épingle sous le bonnet) et Yichun xiangzhi 宜春香質 (Essences parfumées appropriées au printemps).
Courriel : pierrick[dot]rivet[at]univ-montp3[dot]fr
[2] Pour un résumé des quatorze contes, voir Lévy & Cartier 1991, pp. 3-59.
[3] Pour une présentation de cet écrivain, voir Lévy 2000, pp. 78-81.
[4] Hanan 1981, p. 120.
[5] Ci-après, abrégé en Pan Wenzi. Pour une traduction française du conte, voir Tianran 2011. Pour une traduction anglaise, voir Hanan 2006, pp. 214-247.
[6] Pour un résumé plus détaillé du conte, voir la notice de Jacques Dars. Lévy & Cartier 1991, pp. 56-59.
[7] « 潘章:潘章少有美容儀。時人競慕之。楚國王仲先。聞其美名。故來求為友。章許之。因願同學。一見相愛。情若夫婦。便同衾共枕。交好無已。後同死。而家人哀之。因合葬於羅浮山。冢上忽生一樹。柯條枝葉。無不相抱。時人異之。號為共枕樹。 » : Taiping guangji 太平廣記 [Vaste recueil de l’ère de la Grande Paix], rouleau (juan 卷) 389, Histoire de « Pan Zheng 潘章 ». Li 1981, p. 3104.
[8] Pour une présentation de l’ouvrage en question, voir Cruveillé 2011.
[9] À titre d’exemples, deux œuvres de la dynastie Yuan 元 (1271-1368) : Chengzhai zaji 誠齋雜記 [Diverses notes de Chengzhai] et Lang Huan ji 瑯嬛記 [Collection sur Langhuan].
[10] Qingshi leilüe 情史類略 [Abrégé thématique d’une histoire du sentiment amoureux], juan 22, Histoire de « Pan Zheng 潘章 ». Feng 2005, p. 731. Elle est traduite par Pierre Kaser dans la préface du Tombeau des amants. Voir Tianran 2011, p. 13.
[11] Les Sanyan 三言 [Les Trois propos] désignent trois volumes de contes en langue vulgaire : Yushi mingyan 喻世明言 [Propos éclairants pour édifier le monde] ; Jingshi tongyan 警世通言 [Propos pénétrants pour avertir le monde] ; Xingshi hengyan 醒世恆言 [Propos éternels pour éveiller le monde]. Pour un résumé et des traductions éventuelles de ces 120 histoires, voir Lévy, 1978, pp. 150-347 et Lévy, 1979, pp. 351-812.
[12] Shi 2008, p. 67.
[13] Op. cit., p. 6.
[14] Dans la biographie 195 du Ming shi 明史 [Histoire des Ming], on apprend par exemple, que l’Empereur Wuzong 武宗 (1491 – 1521) avait une appétence certaine pour Qian Ning 錢寧 (? – 1521), un fonctionnaire de la police secrète (jin yi wei 錦衣衛), avec lequel il eut une relation. Voir Zhang 1974.
[15] Nous pensons notamment au Jin Ping Mei 金瓶梅 [Fleur en Fiole d’Or]. Pour une traduction du roman, voir Lanling 1985.
[16] Nous pensons entre autres au Guazhi’er 掛枝兒 [Brindilles suspendues] et au Shan’ge 山歌 [Chants montagnards] de Feng Menglong. Pour une traduction anglaise du Shan’ge, voir Santangelo et Ōki, 2011.
[17] C’est le cas du Mudan ting 牡丹亭 [Pavillon des pivoines] de Tang Xianzu 湯顯祖 (1550 – 1616). Pour une traduction française de l’œuvre, voir Tang Xianzu 1999.
[18] C’est le cas du Tao’an mengyi 陶庵夢憶 de Zhang Dai 張岱 (1597-1689). Pour une traduction française, voir Zhang Dai 1995.
[19] C’est l’une des diverses appellations pour faire référence au phénomène. Pour une recension non-exhaustive, voir Zhang 2001, pp. 9-19.
[20] Pour une présentation plus détaillée de l’ouvrage, voir Vitiello 2011, pp. 37-38.
[21] Pour une traduction française partielle du premier récit, voir Zui 1997.
[22] Pour une traduction italienne intégrale du quatrième récit, voir Zui 2016.
[23] Il existe une incertitude sur l’identité du roi : soit le roi Xuan de Chu 楚宣王ou soit le roi Gong de Chu 楚共王 (601-560 av. notre ère).
[24] « 須是目前得這樣一個可意種,來慰我饑渴方好 。」文子道:「若論目前,除非到妓家去暫時釋興 。」仲先道:「小弟平生極重情之一字,那花柳中最是薄情,又小弟所不喜 。」» : Tianran 2015, pp. 195-196. Pour la traduction utilisée, voir Tianran 2011, p. 41.
[25] Lévy 2000, p. 72.
[26] « 肌肉相湊,透入重圍。文子初破天荒,攢眉忍楚不勝 嬌怯。仲先逞著狂與,盜肆送迎…… 這一番淫樂,莫說王仲先渾身通暢,便是潘文子也神動魂銷。» : Le texte original étant censuré dans l’édition moderne utilisée, il est emprunté au texte compilé par M. Pogu pour sa traduction. Pogu 2009, p. 68. Pour la traduction utilisée, voir Tianran 2011, pp. 46-47.
[27] « L’académicien reprit les opérations avec beaucoup de douceur et de délicatesse, arrachant au garçon de charmants roucoulements, comme en un bois sous une ondée rafraîchissante. Sa lance tantôt entrait, tantôt se retirait, semblable à la perle tantôt avalée tantôt recrachée dont on ne peut se résoudre à se séparer. À l’issue de ce mouvement incessant éclata la pluie qui humecta sa fleur, éclaboussant tout le territoire alentour. C’est ainsi qu’un beau matin ce jeune corps de quinze ans perdit sa virginité. » (Voir Zui 1997, p. 65).
[28] Pour une présentation détaillée de ces divers examens, voir Duteil 2016, pp. 127-134.
[29] « 自此之後,把讀書上進之念盡灰。» : Tianran 2015, p. 197. Pour la traduction utilisée, voir Tianran 2011, p. 47.
[30] « 我想那功名富貴,總是浮雲,況且渺茫難求。» : Tianran 2015, p. 198. Pour la traduction utilisée, voir Tianran 2011, p. 49.
[31] Cheng 2002, p. 71.
[32] « 不孝有三,無後為大。» Pour la traduction utilisée, voir Mencius 2008, p. 159.
[33] « 今兄既為我不娶,我又羞歸故鄉,不若尋個深山窮欲,隱避塵囂,逍遙物外,以畢此生。…… 仲先、文子先打發勤學、牛兒,各齎書回家,辭絕父母,教妻子自去轉嫁。» : Tianran 2015, p. 198. Pour la traduction utilisée, voir Tianran 2011, pp. 49-50.
[34] Voir ce qu’en dit André Lévy (1925 – 2017), célèbre sinologue français et spécialiste du conte chinois en langue vulgaire. Lévy 1981, pp. 184-191.
[35] Les huaben d’imitation sont des textes « écrits en langue vulgaire, c’est-à-dire dans une langue qui est en principe un reflet de la langue parlée, et non dans l’expression codée, plus artificielle encore, de la langue classique ; ils mêlent passages en prose vulgaire et — le plus souvent courts — passages en vers ou en prose classique, imitant une pratique de conteurs où peuvent alterner sections narratives et contrepoints versifiés et/ou chantés (telle notre chantefable médiévale) ; ils développent le ton conteur, n’hésitant pas à opérer des ruptures et à s’adresser au lecteur, ou à faire converser brièvement un hypothétique conteur avec un hypothétique auditeur… » Lanselle 1996, p. 2054. Nous voyons plus dans ce conte un huaben d’imitation qu’un simple huaben puisque rien ne prouve que l’histoire originelle appartienne aux registres des conteurs anciens.
[36] « 可惜一對少年子弟,為著後庭花的恩愛,棄了父母,退了妻子,卻到空山中,做這收成結果的勾當。豈非天地間大罪人,人類中大異事,古今來大笑話!» : Tianran 2015, p. 198. Pour la traduction utilisée, voir Tianran 2011, p. 51.
[37] Tianran 2011, p. 15.
[38] Pogu 2009, p. 43
[39] Voir Lévy & Cartier 1991, p. 59.