Ndiaye Sarr[1]
Sergio Fregoso Sánchez[2]
- Ce dossier thématique, par lequel s’ouvre la toute nouvelle collection Imprévue, tire le bilan des questions posées lors des Journées d’étude organisées à l’Université Paul-Valéry (Montpellier 3) par les jeunes chercheurs de l’IRIEC, les 24 au 25 octobre 2019, intitulées « Marginalités et écritures : les imaginaires de la représentation de soi dans la fiction narrative ». Ce dossier propose d’explorer la notion de la marginalité de ses manifestations dans la fiction narrative dans un cadre comparatiste à partir d’études de cas précis liés à des airs linguistiques variées (francophones, hispanophones, anglophones et sinophones) sur un segment temporel allant du XVIIe siècle à l’époque contemporaine.
- Dans Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma africains francophones, Momar Désiré Kane revient sur la question de la marginalité et sur les différentes théorisations dont le concept a fait objet au cours de l’histoire. L’être désigné comme marginal, par rapport à la norme, est tantôt assigné à cette position, tantôt maître de celle-ci dans une perspective subversive et protestataire contre l’ordre établi. Autrement dit, le marginal peut-être à la fois cet être ou ce groupe d’individus qui est exclu suivant son statut subalterne ou son orientation sexuelle mais aussi celui qui s’écarte volontairement des normes imposées pour affirmer sa singularité et sa différence. Passif ou actif, il se situe donc à la périphérie d’un centre et en marge des espaces traditionnels de sociabilité :
La zone occupée par le marginal apparaît comme une région anomique ouvrant sur l’errance géographique ou mentale. Cette errance qui dérange constitue en effet une menace réelle pour la structure. Elle y rend présente la catégorie de l’instabilité contre laquelle s’érige toute structure sociale. Elle décrit une ligne de fuite ouvrant sur la perspective inacceptable de la destruction des représentations collectives[3].
- Cette peur de l’effondrement des structures sociales explique la relégation, qu’elle soit symbolique, matérielle ou juridique, de certains individus dans les bordures de la norme pour préserver la cohésion et la stabilité de l’ensemble. C’est pourquoi, « la société tient, comme le souligne Michel Foucault, à distance d’elle ses marginaux, en un mot : ses “autres”. Ses ethniquement autres ; ses culturellement autres ; ses sexuellement autres par hasard biologique (les femmes) ou par préférence sexuelle (les homosexuels) »[4].
- Cette mise à l’écart dont les marginaux font l’objet nourrit davantage la colère et la frustration qu’ils ressentent vis-à-vis du système qui les maintient en marge des structures sociales et politiques. Dès lors, ils associent leur émancipation à la destruction de l’ordre dominant et des structures d’où ils sont exclus, pour reconstruire un monde plus inclusif tenant compte de leur singularité.
- À partir de cette réflexion générale, les articles réunis dans le présent numéro s’attachent en particulier à faire apparaître la représentation de la marginalité, à analyser le caractère relationnel, c’est-à-dire les rapports conflictuels et de pouvoir entre marge, colonialité et orientation sexuelle et à interroger les figures marginales et les modalités de construction du discours de la marge et sa poétique.
- Les quatre premiers articles de ce dossier s’arrêtent sur l’aspect relationnel de la marginalité à l’aune de la différence sexuelle et de l’amour, Francesca Caiazzo (Université Paris 8), analyse le double rôle de la sexualité dans La vie lente d’Abdellah Taïa, ses enjeux politiques et comme moyen de dépassement, Imen Moussa (CY Cergy Paris Université), quant à elle, revient sur les impératifs à la fois sociaux et culturels qui emprisonnent le corps de la femme maghrébine, écrasé par le poids de la conformité. Elle projette une lumière sur le discours dénonciateur des écrivaines, qui mettent en scène des corps féminins qui se plient aux contraintes communautaires et d’autres qui se rebellent contre les injonctions normatives.
- L’article d’Alvaro Pinal Arrabal se penche sur la représentation de soi dans Clavícula de Marta Sanz. L’auteure espagnole revient sur son expérience personnelle, ses angoisses et peurs en tant que femme pour dénoncer la condition de toutes les femmes marginalisées.
- Pierrick Rivet (Université Paul-Valéry Montpellier3) se propose d’étudier les contraintes de l’amour dans un conte chinois du XVIIe siècle.
- Charlène Walther, (Université de Strasbourg/Université Laval), interroge, dans la même perspective des contributions précédentes, la posture marginale de l’enfant qui s’oppose non seulement à l’adulte mais également aux normes coloniales, sociales, institutionnelles et langagières. Elle s’est intéressée à la construction littéraire de la figure de l’enfant chez Romain Gary, Paul Constant et Patrick Chamoiseau.
- Dans sa contribution, Tríptico de la infamia (2014) du Colombien Pablo Montoya, Charles-Élie Le Goff (Université Paul-Valéry Montpellier 3) met en résonnance violence coloniale contre les indigènes et celle qui s’exerçait en Europe lors des guerres de religion. Pour ce faire, il examine les modalités d’écriture à l’œuvre pour retranscrire les relations de pouvoir nées dans ce tournant de l’histoire et pour appréhender, via la littérature, la marginalité telle qu’elle se faisait jour à cette époque.
- De son côté, Louise Ibanez-Drillières inscrit son article dans le registre des rapports conflictuels de la guerre luso-anglaise à travers l’assaut incessant des souvenirs d’un narrateur traumatisé et déstabilisé par cette expérience. Elle analyse le dispositif énonciatif, qui s’articule autour d’un soliloque intempestif pour mieux comprendre la violence et la logique colonisatrice.
- Ammar Kandeel se propose d’analyser la double marginalité vécue par les Palestiniens dans ses déclinaisons spatiale et temporelle à travers les discours d’Edward Said et Elias Sanbar, dont les réflexions portent sur la question de l’exil à la fois du dedans et du dehors.
[1] Enseignant-chercheur et Coordinateur du Master Lettres modernes francophones à l’Université de Nouakchott (Mauritanie), membre de l’IRIEC, Université Paul-Valéry Montpellier 3. Sa thèse, intitulée : « De la narration de la révolte à la révolte narrative : approche comparative du roman francophone mauritanien, maghrébin et subsaharien » analyse la question de la révolte et de son expression narrative dans un corpus de onze romans, qui s’étend au milieu du XXe siècle à la première décennie du XXIe siècle. Ses recherches portent sur les littératures francophones subsaharienne et maghrébine ; il s’intéresse aux études décoloniales, postcoloniales, subalternes et féministes et à la francophonie littéraire et institutionnelle.
Signature institutionnelle : Univ Paul Valéry Montpellier 3, IRIEC EA 740, F34000, Montpellier, France.
[2] Docteur en Études Romanes, spécialité Études Hispaniques et Hispano-américaines. Sa thèse, intitulée La plume et le miroir : figurations du « moi » dans le récit mexicain d’avant-garde (1922-1930), porte sur la condition de marginalité et de dissidence de six auteurs mexicains d’avant-garde. Actuellement, Sergio Fregoso Sánchez est Lecteur à l’Université Paul Valéry-Montpellier 3, où il donne des cours de langue espagnole et de culture et civilisation latinoaméricaine. Ses axes de recherche s’articulent autour de la question de l’hybridité générique, la métafiction et l’autofiction dans la littérature hispanoaméricaine.
Signature institutionnelle : Univ Paul Valéry Montpellier 3, IRIEC EA 740, F34000, Montpellier, France.
[3] Kane, Momar, Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma africains francophones, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 33.
[4] Françoise Gaillard, « La culture de l’individualité. Relire Michel Foucault et Marguerite Yourcenar » dans Gaillard, « La culture de l’individualité. Relire Michel Foucault et Marguerite Yourcenar » dans Philippe Artières (dir.), Michel Foucault, la littérature et les arts, Paris, Éditions Kimé, 2004, p. 114.