Imèn Moussa[1]
Résumé : Au Maghreb où les femmes ont pu faire des avancées remarquables sur le plan du travail mais aussi des droits de la famille, les pratiques et les idéologies essentialisantes font naître des femmes « intranquilles » car différentes. Contrôlées dans leur langage comme dans leur corps, ces dernières prennent la parole dans les récits pour dévoiler la fabrique de la femme dissidente mais marginale. Pourtant, la plupart des personnages féminins entérinent une série d’impératifs à la fois sociaux et culturels qui emprisonnent leur corps et accentuent leur mise à l’écart. Il ressort alors l’image d’une misère physique et psychique prégnante accompagnée qui transparait dans des corps frustrés, écrasés par le poids de la conformité.
Mots-clés : Maghreb, Femme, Intranquillité, Corps, Voix, Sexualité, Silence, Normes.
Title: It’s because of sex your honor: bodies put aside and skins in silence in contemporary Maghrebian fiction of women
Abstract: In the Maghreb, where women have been able to make remarkable progress in terms of work and family rights, essentializing practices and ideologies give rise to women who are “untrustworthy” because they are different. Controlled in their language as in their body, they speak in the stories to reveal the fabric of the dissident but marginal woman. However, most of the female characters endorse a series of social and cultural imperatives that imprison their bodies and accentuate their marginalization. It emerges then the image of a physical and psychic misery accompanied which shows through frustrated bodies, crushed by the weight of the conformity.
Keywords: Maghreb, Woman, Unrest, Body, Voice, Sexuality, Silence, Norms.
Introduction
- Dans son livre Sexe, Idéologie, Islam, la sociologue et écrivaine marocaine Fatima Mernissi réfléchit sur les fondements de la société et de la culture musulmane dans son traitement inégalitaire des sexes. Dans un va-et-vient entre le présent et le passé, elle montre que la subordination ces dernières s’est faite progressivement dans le temps à travers la mise en place d’un système d’us et de coutumes. L’historienne et journaliste franco-tunisienne Sophie Bessis rejoint l’analyse de Mernissi à propos de la mise sous tutelle de la femme. Depuis son point de vue d’historienne, Bessis explique comment les sociétés patriarcales issues des religions monothéistes ont pris soin d’instaurer des codes permettant d’asseoir un ordre masculin, foncièrement sacralisé par des injonctions religieuses. C’est dans ce sens qu’elle affirme que « Religions et coutumes étroitement mêlées […] ont ainsi édifié les appareils normatifs de domination. Toutes ont permis de légiférer sur le corps des femmes, enfermant ce dernier dans un corset d’obligations et d’interdits[2]». Effrayés par l’idée d’une autodétermination des femmes qui menacerait la filiation, les hommes ont instauré un ensemble de codes sociaux pour maintenir sur les femmes le pouvoir du tuteur légal ; père, frère, mari. Celles qui ne se plient pas à ce système sont jugées hors normes et sont mises à l’écart par rapport à la collectivité. Ce système essentialiste est encore d’actualité dans les sociétés du Maghreb où les femmes ont pourtant pu faire des avancées remarquables sur le plan du travail et des droits de la famille leur permettant d’investir de nouvelles frontières et d’élargir leur champ d’action. Pourtant, une dynamique contradictoire anime encore les pensées et les pratiques au sein de ces sociétés à la fois libérées et figées dans ses dogmes d’antan. Des sujets comme le corps et la sexualité féminine, demeurent par exemple tabous et suscitent toutes les crispations.
- Préoccupées par cette sociabilité nouvelle des femmes de leur pays, les écrivaines du Maghreb racontent le rapport des celles-ci à leur société notamment à travers le rapport à leur corps englué, encore aujourd’hui, dans le noyau collectif. Leurs textes mettent en scène des corps féminins qui se plient aux codes de la communauté, d’autres qui se rebellent, des corps jugés schizophrènes incapables de se situer, des corps voilés et des corps dévoilés, des corps terroristes de femmes kamikazes et des corps captifs d’esclaves sexuelles, des corps militants et des corps enfermés entre des murs etc. Autant de représentations qui décrivent la mise sous contrôle du corps féminin selon des injonctions normatives statiques. Des auteures comme Maïssa Bey, Halima Hamdane et Sonia Chamkhi dévoilent un univers romanesque peuplé de femmes rejetées parce qu’elles fonts le choix de se placer, par et pour leur corps, en dehors de la pensée dominante et refusent l’incorporation aux règles communautaires. L’espace fictionnel montre alors comment celles qui font le choix de se placer à la périphérie des normes deviennent inquiétantes et parfois même des parias.
- Aussi, pour comprendre la posture du personnage féminin marginalisé dans sa chair, nous montrerons comment la mise à l’écart des femmes passe par deux phases ; l’exclusion dans le langage et l’exclusion de-là peau. À travers l’étude du discours, ce travail propose d’étudier dans un premier temps, la dialectique du silence et de la parole, pour voir dans quelle mesure la « fabrique » de la marginale passe par le contrôle de son accès au langage. Nous étudierons dans une deuxième partie le traitement, les pratiques et le discours sur le corps pour comprendre dans quelle mesure ces pratiques sont construites sur une différenciation du genre qui entraîne l’invisibilisation des femmes. Enfin, suivant Annie Leclerc qui décrit le conditionnement de la petite fille née comme, « expulsée de son propre corps[3]» pour être moulée dans des souliers vernis et sous une frange, nous nous interrogerons sur les éléments qui favorisent le « moulage » du corps féminin selon des diktats de beauté.
1. Surtout n’en parle pas
- En décrivant les approches adoptées pour assurer l’éducation sexuelle des enfants dans le monde arabe, l’écrivaine Shereen El Feki constate qu’il existe encore beaucoup de réserves sur cet épineux sujet puisque la plupart des pays : « […] sont réticents, voire s’opposent, à enseigner la sexualité à la jeunesse, même dans ses aspects les plus mécaniques et les moins excitants[4]». La réticence peut s’expliquer par le tabou autour du corps qui demeure le lieu de l’indicible. De rigueur dans la majorité des foyers maghrébins, le tabou peut être défini comme dans la pensée freudienne[5], par un ensemble de « peurs sacrées » qui portent deux acceptations opposées : le « sacré » d’un côté, et l’« inquiétant » et l’« interdit » de l’autre. L’Afrique du Nord, comme plusieurs autres régions du monde, est jusqu’à présent pétrie par des prescriptions sociales et religieuses où le tabou tient une place prépondérante et participe à la fabrique de la frustration par le silence. Toutefois, alors que les textes du Coran et les paroles du prophète « hadith », qui constituent les matériaux de la jurisprudence islamique, évoquent librement les questions relatives à la sexualité et au corps du musulman, la tradition et les pratiques sociales tendent paradoxalement à éliminer ces questions. Ce schisme entre la parole libre et la parole prisonnière penche plutôt du côté de la tradition qui fait l’apologie des non-dits sur ces questions. Il s’ensuit que, pour éviter tout préjudice à la morale des uns et des autres, parler du corps ou de la sexualité au sein de la sphère familiale est considéré de manière générale comme « hchouma », une honte.
- Le silence alimenté par l’impératif du tabou est perceptible dans les rapports au sein même de la famille et particulièrement entre la mère et sa fille. Il se caractérise par deux attitudes. Soit le silence s’installe par des accords tacites soit, si la parole existe elle s’annonce porteuse d’injonctions. C’est ce que nous retrouvons en filigrane dans le roman Hizya, de l’écrivaine algérienne Maïssa Bey. Le silence illustre dans ce récit la complexité du rapport mère-fille placé dès l’incipit sous un mutisme prégnant. Celui-ci est perceptible dès lors que les jeunes filles interrogent leur mère sur sa vision de l’amour et sur ses expériences personnelles avant le mariage. La mère se montre réticente et clôt violemment la discussion « –Taisez-vous, insolentes ! On ne parle pas de ces choses-là ! Un peu de décence ! N’avez-vous pas honte ? Si on vous entendait ![6]» L’accumulation des injonctions formulées par cette dernière montre qu’elle s’offusque face à l’audace de ses filles. De plus, à travers l’emploi répété de la négation, la mère les rappelle immédiatement à l’ordre en invoquant l’impératif du respect associé à celui de la « honte ». De tels propos provenant de la bouche de jeunes filles ne sont pas tolérables car considérés comme un attentat à la bienséance d’autant plus que la « hechma » pudeur « constitue l’axe paradigmatique de toute éducation[7] ». Ainsi, exclues de l’échange, la parole les jeunes filles se trouvent empêchées et le silence n’en ressort que plus profond.
- Alors que la mère représente une figure importante dans la construction identitaire de l’enfant qui détermine sa vie d’adulte, la mère de Hizya instruit ses filles par le silence et les non-dits, renforcés par son manque de confiance qui frôle selon la narratrice l’obsession. Ainsi, comme le constate Isabelle Charpentier en « Socialisant les plus jeunes dans l’ignorance de la sexualité, les aînées, vecteurs principaux de l’éducation aux codes patriarcaux, continuent collectivement à jouer un rôle crucial dans la transmission normative […], de l’impératif doxique de la pudeur […] et de l’interdit sexuel[8]».
- Hizya n’approuve pas les idées rétrogrades de sa mère. Pourtant, exclue du langage, par peur, par pudeur ou simplement par indifférence, cette dernière s’abstient d’exprimer ouvertement le fond de sa pensée en ce qui concerne la sexualité des jeunes filles de son époque. C’est dans ce sens que l’absence de dialogue direct entre les deux personnages accentue la sécheresse de leurs échanges. Alors qu’une relation suppose un dialogue qui place les différents partenaires sur le même pied d’égalité, nous remarquons que les mots entre Hizya et de sa mère sont presque inexistants ou se manifestent parfois sous la forme d’un rapport de communication inégalitaire et à sens unique.
- Tandis que Hizya est armée intellectuellement pour affronter les idéologies traditionalistes qu’elle désapprouve, la jeune fille opte pourtant pour le silence. Ni la mère ni la fille, n’osent, ni ne tentent, de franchir la barrière des codes sociaux préétablis, si bien que, pour pénétrer le monde de sa mère, Hizya développe des techniques de communication intermédiaire telle que l’ouïe. Elle écoute clandestinement aux portes pour pouvoir connaître les pensées de sa mère qui lui sont habituellement interdites. Cette dernière raconte comment elle entend clandestinement sa mère relater à ses amies le souvenir d’un film égyptien qui met en scène une histoire d’amour « libre » : « des musulmanes – précisait-elle pour mieux marquer son indignation devant les visiteuses –, fumer, boire de l’alcool, danser à demi-nues sur une plage et se laisser filmer dans un lit avec un homme qui, comble de l’horreur, n’était même pas leur mari[9]! » Bien entendu, ce souvenir d’enfance vécu par la mère explique sa posture actuelle qui voit d’un mauvais œil toute expression du corps (dansant, chantant, embrassant, s’offrant, jouissant…). L’être jouissant est perçu comme désagréable et dérangeant car il s’oppose à ses idées conservatrices en brisant la sacralisation du corps pudique et en franchissant les frontières du mal et du bien.
- Comme l’explique Michelle Perrot le mutisme semble être une contrainte liée au féminin, récurrente dans toutes les sociétés, les cultures et les siècles car « Le silence est un commandement réitéré à travers les siècles par les religions, les systèmes politiques et les manuels de savoir-vivre[10]». À travers cette affirmation, nous pouvons dire que le mutisme des femmes sur le tabou du corps enjambe les siècles. C’est ce que nous remarquons dans le roman Laissez-moi parler ! de Halima Hamdane. En effet, en opérant un va-et-vient entre deux générations de femmes, le texte met en avant le récit de Rabia. Dans un discours aux phrases inachevées, la jeune fille de notables marocains du siècle dernier relate les circonstances de son mariage. Ses propos mettent en exergue sa peur d’ignorer tout du corps de l’inconnu qui partagera sa vie : « […] il faudrait s’habituer aussi à son odeur, à son corps […] Je n’arrivais plus à fermer l’œil […] j’avais des sueurs froides, rien que d’y penser. […] il faut dire que j’étais terrifiée[11] ». La peur du personnage est renforcée par le silence qui entoure la question de la sexualité dont elle est totalement ignorante. La future mariée, pour être rassurée, n’a le droit qu’à une seule réplique chuchotée discrètement dans la clandestinité par la tante : « – Cela fait mal au début mais après on s’habitue, tu verras[12] ! ». La future mariée exprime un véritable mal-être engendré par la loi du silence qui s’impose à elle et qu’elle ne peut percer car verbaliser son affect revient à briser l’impératif de la pudeur. Ce roman témoigne du rapport muet entre la mère et la fille qui se place sous le signe de l’incommunicabilité imposée par le principe de la pudeur. « Il n’était pas question de demander de l’aide à ma mère. Alors que mille questions me brûlaient les lèvres, ma mère ne me parlait que d’obéissance, de cuisine et de respect[13] ». Accepter, se résigner et se taire semblent des dispositions ordinaires dans sa vie et celle de ses consœurs.
- D’autre part, nous remarquons que le tabou de la sexualité et du corps n’est pas le seul apanage de l’éducation donnée par les mères aux filles. En effet, même si Soraya évoque le leur silence « As-tu jamais parlé de sexualité avec ta mère ? Non bien sûr ! Fausses pudeurs, faux-semblants[14]». Elle s’interroge surtout sur celui des amies « Nous avions toutes écouté en rougissant la leçon des choses. Les spermatozoïdes, le vagin, la verge. […] Nous n’avions pas discuté entre nous de ce que nous avions compris sur le fonctionnement du corps. Le tabou avait déjà pris place en nous[15] ». En évoquant le souvenir autour de l’éducation sexuelle à l’école, Soraya déplore le silence des adolescentes entre elles qui comme marquées par l’éternel tabou n’osent pas franchir le seuil du silence imposé par les aînés.
- Si l’échange et la parole sont les seuls moyens que les individus ont pour établir des rapports équilibrés entre eux, le silence paraît dans ces deux romans comme le catalyseur de l’isolement féminin. Il condamne les personnages à vivre coupées des siens dans une sorte de malaise continu puisque parler revient à briser le « respect ». Toutes les voix non conformes sont rapidement tues. Aussi, Rabia transforme la prérogative du tabou et du silence en une seconde peau qu’elle adopte tout au long de sa vie conjugale et au sein même de son couple. Contrairement à elle, Hizya parvient à dépasser le mutisme imposé dans la demeure familiale en ouvrant d’autres espaces de paroles avec d’autres agents extérieurs.
2. Visiblement invisibles
- Non seulement les injonctions et les non-dits visent à conditionner l’enfant, selon un modèle déterminé basé le principe du tabou et du respect des normes, mais ils tendent également à nier toute individualisation. Brimé dans ses élans et noyé dans le silence, certains personnages féminins tendent progressivement à s’effacer au profit du rayonnement de leur groupe d’appartenance dont la famille est le noyau. Ce processus d’invisibilisation est déploré par le personnage de Hizya lors de la cérémonie de sa demande en mariage. Tandis que les familles se confondent en négociations à propos de la future alliance, la jeune fille est tenue au silence. Au milieu de l’assemblée des femmes, la narratrice se décrit comme une intruse, une instance extérieure à la « transaction » et au « débat » qui détermineront son sort à venir « C’est son père qui doit décider, bien sûr […] et ses frères. Mettre en avant les éléments masculins, c’est ce que ma mère sait faire de mieux. […] toutes les femmes, y compris celle de ma famille, parlaient de moi comme si je n’étais pas assise à leurs côtés[16]». Évidemment, Hizya contrainte au silence, rendue invisible est écartée du paysage. Le pouvoir décisionnel revient au père ou aux frères. Ces derniers doivent statuer dans ce genre de transaction.
- Le processus d’invisibilisation de la jeune fille est également décrit dans le récit Halima Hamdane à travers le personnage de Rabéa qui se trouve noyée dans le mutisme et dans les obligations assignées aux futures jeunes mariées : « Il fallait compléter au plus vite mon éducation. Au programme : couture, pâtisserie et surtout art de l’obéissance. Son mot d’ordre était : Ne pas répondre, baisser les yeux, baisser les mains, sourire et remercier[17]». Dans ce passage cité ci-dessus, nous relevons le même impératif des yeux baissés, exigé de Hizya dans le roman de Maïssa Bey. Le regard est à la fois un moyen d’expression non verbal des émotions et un moyen qui permet de voir puis d’être vu. Aussi en l’infirmant à travers ce genre de pratiques éducatives, la mère assoit son emprise et refoule en sa fille toute possibilité de protestation.
- Mais si Hizya et Rabia subissent des tentatives d’invisibilisation parla mère ou la belle-famille, d’autres personnages se font eux-mêmes agent de leur propre effacement. C’est le cas de Chemma dans le roman Laissez-moi parler !. Tout au long de son récit, la jeune fille se décrit comme un fardeau pour les autres alors elle décide de vivre dans l’invisibilité. Mais, en réalité, le choix de s’auto-effacer s’associe ici au traumatisme de l’abandon et au sentiment de déshonneur à après la fuite de la mère avec son amant. D’autre part, l’accumulation des actions en rapport avec l’effacement comme « courber l’échine », « raser les murs », « céder nos droits » montrent l’envie de Chemma de disparaître. La jeune fille se croit porteuse de la faute originelle du départ de la mère indigne. Alors, pour expier la faute de cette dernière, l’enfant restée à la maison veille à éviter la confrontation avec les siens en épousant la posture qui lui permet de ne pas être vue, de ne pas être entendue : « Je ravalais mes larmes et me mordais le cœur tous les jours ! Bien sûr je n’en parlais à personne[18]». Adoptant le mutisme qui participe à l’effacement de son être psychique, Chemma fait également tout pour ensevelir son enveloppe physique sous le poids des tâches quotidiennes. En effet, afin de contourner l’animosité et la colère des hommes qui projettent sur elle leur haine de la mère déshonorante, la narratrice fait le choix d’éprouver son corps. L’enfant se transforme volontairement en une véritable esclave domestique « J’avais compris, très vite qu’il fallait que je sois transparente. […] Je m’occupais de toutes les corvées, veillais sur chacun comme si j’étais cette mère ou cette épouse qui a failli. […] Je devais prendre sur moi[19] ». Chemma s’autoproclame consciemment le souffre-douleur de son père et de ses frères d’autant plus qu’elle estime cette posture normale pour une fille qui se doit de réparer le déshonneur engendré par sa mère. De même, dans ce processus d’autosuppression, la jeune fille cherche à éviter le regard accusateur des gens du village. Pour ce faire, elle accepte de quitter les bancs de l’école sans oser protester. Ainsi, en coupant avec l’école elle rompt définitivement avec son unique facteur de socialisation et par là même son unique élément de visibilité. Acceptation, silence et résignation résument la posture du personnage de Chemma. Par peur des représailles des hommes de sa famille qui guettent ses moindres pas, la jeune fille se dit incapable de trouver en elle les ressources suffisantes pour se faire visible. Il s’agit ici du renoncement à être soi pour éviter l’affrontement avec le monde environnant. Chemma consent à sa lente extinction en se dépossédant progressivement d’elle-même à la fois dans sa relation au monde mais aussi dans sa relation avec ses proches. Elle devient un véritable fantôme. C’est ce qui explique, pense-t-elle, la disparition des regards, de l’affection et des échanges avec son père. D’une part, ce dernier ne la regarde plus et d’autre part sa fille évite de se mettre sur son chemin pour ne pas attirer son courroux. Comme pour Rabéa, nous retrouvons dans le récit de Chemma l’impératif de « baisser les yeux ». L’accumulation des termes qui connotent la pesanteur, « sombré », « recroquevillé », « rabattue », « oubli » « impuissance » montrent que la jeune fille qui voulait se faire toute petite a fini par précipiter sa disparition physique en errant éternellement comme une ombre invisible chez son père.
3. « Peau noire, masques blancs» ou les corps inconvenables
- Nous empruntons ici la métaphore au penseur Frantz Fanon pour présenter les techniques de modulation imposées au corps des femmes[20]. L’emprise, sociale et familiale, sur le corps ne se résume pas à l’injonction du silence et à la surveillance qui « redressent » le comportement des femmes pour les conditionner selon la volonté du groupe et pour en faire des invisibles « convenables » comme nous l’avons montré précédemment. Certains personnages dans les récits étudiés subissent d’autres types de pressions psychologiques dues au regard extérieur porté sur leur propre apparence physique considérée non conforme aux normes esthétiques dominantes. Les unes sont « trop brunes » les autres sont « trop noires » ou « trop métisses », aucune ne semble avoir la bonne couleur ni le bon visage pour la société où elle évolue.
- Ces femmes et ces jeunes filles n’échappent pas à « la ritualisation de la féminité[21]», qui fait que toute dérogation à cette ritualisation de la beauté est considérée comme étant signe d’anormalité. Aussi, alors, qu’elles évoluent dans un milieu social qui brime l’expression de la féminité par les tabous et cultive aussi le silence autour du corps jouissant, l’apparence corporelle joue étonnamment un rôle très important. En effet, les représentations publicitaires projettent continuellement l’image d’une femme au physique irréprochable (grandes, minces et aux mensurations parfaites). La beauté, variable selon les sociétés, les pays et les époques, est la chance d’être mieux acceptée socialement. Ainsi, être laide ou légèrement « négligée » diminue la possibilité d’être épanouie. Ce constat s’applique particulièrement aux femmes qui multiplient les actions pour être jugées conformes aux codes dominants dans une société qui accorde de plus en plus d’importance à l’image. Les dogmes du paraître et la beauté deviennent un devoir et non un choix.
- Les femmes et les jeunes filles se voient imposées des diktats esthétiques pour les faire, encore une fois, correspondre à un paysage normé. Certains personnages sont soumis à un regard moqueur qui juge leur apparence physique et leur couleur de peau comme étant non conformes aux canons de la beauté en vigueur. Sujet de toutes les railleries et de toutes les pressions, la peau-corps différent(e) est portée par les personnages féminins comme une enveloppe de misère et une frontière sociale qui accentue la rupture avec leur environnement. La couleur de la peau est par exemple perçue tantôt comme une source de honte, de culpabilité et de conflits, tantôt assumée comme une singularité. Les « anormales » vont même jusqu’à faire émerger par le biais de leur différence des revendications personnelles. La différence physique devient alors, consciemment ou inconsciemment, une arme de résistance pour briser les stéréotypes de la beauté et mais aussi les stéréotypes du genre qui tendent à les maintenir dans le conformisme. C’est pour cette raison le personnage de Hizya, employée dans un salon de beauté est particulièrement intéressant pour cette étude sur la fabrique du corps marginal. Comme un contrepoint à l’impératif de beauté, Maïssa Bey dans Hizya, brosse le portrait d’une héroïne non conforme aux standards en vigueur. En effet, son personnage principal fait voler en éclat toutes les exigences de l’esthétique du soi-disant parfait. Son sexe, son teint et son corps sont, dès sa naissance, jugés « imparfaits » d’où les mines déçues des membres de la famille et de ceux qui se penchent sur son berceau : « La nature m’a dotée d’un teint qui, dès ma naissance, a surpris et désolé toutes les femmes de la famille […]. Ma mère, toute nouvelle accouchée, a dû d’abord cacher sa déception […] Celle-ci s’était exclamée en me voyant : « Une fille ! Et brune de surcroit ![22]». L’autoportrait brossé par la narratrice et son ironie autour de son physique déplaisant témoignent de l’importance d’être une femme « belle » dans une société où la valeur « marchande » augmente en fonction des critères physiques :
Je suis grande. Mince. Brune. Un cumul qui peut s’avérer préjudiciable. […]. Les brus les plus convoitée, celles qui ont le plus de succès auprès des mères en chasse dans les mariages et les hammams doivent arborer impérativement un teint d’albâtre, un bassin généreux et des fesses épanouies[23].
- Le discours de son entourage (amies, collègues et famille) est axé sur l’obsession de la beauté physique. L’importance des apparences mais aussi l’impératif d’être une femme « blanche » animent leurs débats. Ces dernières, unanimes, l’invitent à embellir son corps en usant des artifices pour sauver son apparence. Leurs propos et l’énergie déployée pour être conformes aux diktats de la beauté virent à la frénésie car la blancheur, principal critère de beauté est une véritable construction sociale qui vise à faire d’elles un objet de désir. En énumérant la pluralité des pratiques qui visent le blanchissement de la peau, la narratrice montre leur désir incommensurable de plaire dans le but de trouver un mari. Le corps est foncièrement un objet de consommation qui doit être attractif et désirable. D’une part Hizya est sommée d’être docile et fidèle aux valeurs « traditionnelles » en veillant à l’invisibilité de son corps. D’autre part, elle a interdiction de manquer le train de l’évolution en étant une femme « moderne » à la pointe des artifices pour s’embellir dans le but de trouver un mari. Le féminin se trouve réduit au corps-objet, réifié, monnayé, associé aux produits de beauté et destiné à accroître son potentiel de séduction pour le plaisir de l’homme.
- Tout comme Maïssa Bey, Sonia Chamkhi dans Leila ou la femme de l’aube brosse les contours d’un personnage féminin pas tout à fait conforme aux canons de beauté en vigueur dans la société tunisienne : Leïla est une femme noire. Celle-ci, par son épiderme, cristallise les enjeux raciaux dans sa société. En effet, à l’instar de Hizya, Leila, découvre sa différence physique et sa couleur de peau sous le regard moqueur des autres. Dans son récit, l’insouciance du corps de l’enfant léger, insouciant et heureux laisse rapidement place à un corps fardeau, celui de l’adolescente raillée et blessée parce que noire :
Au collège de Byrsa, autour de la cour exhibant ses bustes romains et ses colonnes aux accents hellénistiques, mes compagnons de classe courent et crient à chœur : « Leïla la guenon ! » Je me savais négligeable, je me découvrais noire et laide. Petit canard détesté et traqué. Ma poitrine est lourde, ma taille s’est épaissie[24].
- Mais, tandis que Hizya arbore fièrement sa différence physique et ironise le regard moqueur des siens, Leïla, découvre que sa couleur est source de rejet et de stigmatisation. C’est pourquoi après l’épisode de l’altercation avec ses camarades, l’enfant entame un processus de mutilation dans les toilettes de l’école, où elle se réfugie pour piquer sa peau et voir son sang couler. Pire encore, la fragilité de Leïla n’est pas uniquement due aux agissements de ses camarades mais, elle est causée par l’attitude de sa propre mère « blanche » qui se montre impitoyable à son égard. Celle-ci, en dépit de son mariage avec un homme noir, cultive un mépris envers les noirs au point de véhiculer un discours raciste. Loin de valoriser son enfant métisse, elle lui intime un ensemble d’interdits pour faire valoir sa « part blanche » au détriment de sa « part noire » :
[…] « T’es assez cramée comme ça ; tu veux devenir noire comme une olive ? ! » Leïla n’osa jamais lui dire, et peut-être, même pas envisager, qu’elle était noire, elle préférait penser, comme sa mère, qu’étant métisse elle était plus blanche que noire. « De toutes tes sœurs, tu es celle qui ressemble le plus à ton père » ajoutait sa mère. Et il fallait entendre, tu es la moins jolie, tu as des attributs de négresse, des traits grossiers et des mollets de footballeur. […] sa mère lui faisait remarquer qu’elle avait des allures de mauvaise fille : « Ne mets pas de rouge à lèvres, tes lèvres sont trop charnues »[25].
- Dans un appel quotidien, répété et inopiné, les propos de sa mère la ramènent à sa couleur de peau. La mère est vectrice d’un discours humiliant et dévastateur qui engendre des séquelles physiques et morales. Leïla doit non seulement doubler d’efforts pour plaire physiquement à sa mère et à sa société qui cultivent le « culte de la bancheur » en évitant de bronzer mais, elle doit aussi faire en sorte de brimer sa féminité jugée trop débordante. En conséquence, Leila se précipite dans une sorte de rejet de soi et de son apparence, d’où sa décision de couper ses cheveux pour rompre défensivement avec toute aspiration de beauté ou de séduction.
Conclusion
- Les protagonistes actualisés dans les romans étudiés reflètent parfaitement les contradictions des sociétés Maghrébines où ils évoluent. Les questions du silence, de l’honneur et de l’invisibilité sont intrinsèquement liées au corps des femmes et reviennent comme un leitmotiv dans les représentations étudiées. Vivant pourtant dans deux époques, deux pays et deux situations différentes les récits des protagonistes se font écho. La posture de Rabia et de Chemma « enfermées » dans la demeure des parents et éduquées dans le silence et le respect pour devenir une bonne épouse, nous renvoie à la posture de Hizya, la jeune interprète algéroise, fille des cybers révolutions et des réseaux sociaux. Imposé et incorporé, le silence façonne le corps et le place dans la marge. Pour obéir à l’éducation donnée, les femmes et les jeunes filles, doivent intérioriser les manifestations de l’affect parce que toute expression de l’intime est susceptible d’être interprétée comme un manque de respect à la communauté.
- Ainsi à l’image de leur société, se trouvent dans une position complexe de l’entre-deux. Ni tout à fait soumises, ni tout à fait en dissidence, les femmes et les jeunes filles rejettent intérieurement les normes dominantes mais elles se retrouvent enfin confrontées aux limites d’une réelle démarche émancipatrice. Les injonctions et les impératifs sociaux, qui se multiplient, poussent certaines femmes à se plier au fatum. C’est, là qu’apparaissent les frustrations et les autres éléments déclencheurs d’intranquillité. Outre le silence, ces dernières doivent obéir à l’impératif de plaire-séduire les hommes, sans réellement avoir le droit de jouir à leur tour de leur corps. Ainsi, aux impératifs d’ordre moral, s’ajoutent les devoirs d’ordre esthétique. Avec le rejet de la peau noire et avec la culture du culte de la blancheur, la dictature de la beauté est dénoncée dans l’ensemble des récits comme étant la première monnaie de « marchandisation » du corps des femmes. Aussi face à l’impossibilité d’agir et face à l’éducation normée de plus en plus tenace et rigoriste, les personnages féminins sont clivés incapables de se situer réellement.
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Perrot, Michelle, 1998, Les femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flammarion.
Schwarzer, Alice, 2019, Ma famille algérienne, Paris, Éditions de l’Observatoire
[1] Imèn Moussa est docteure en littératures française et comparée, enseignante, cofondatrice des Rencontres Sauvages de la Poésie en Ile de France et membre de l’association Atlas pour la promotion de la traduction littéraire au Collège International Des Traducteurs Littéraires à Arles. Directrice de la rédaction pour Trait-d’Union Magazine Algérie, elle consacre ses recherches sur l’écriture des femmes dans le Maghreb contemporain. Sa passion pour l’art visuel, ses textes et ses voyages autour du monde sont autant d’invitations à une humanité qu’elle qualifie d’« infrontiérisable ». C’est dans ce sens qu’elle collabore comme chercheuse, auteure et photographe dans plusieurs revues artistiques en Afrique, en Europe, en Amérique du Nord et en Amérique latine comme Débridé, Cavales, Lettres d’hivernage, Grito de Mujer, Souffles Sahariens, Word Words Magazine, Le Pan Poétique des muses, L’Imagineur, Les Embruns… Elle est l’auteure de l’essai Les représentations du féminin dans les œuvres de Maïssa BEY, publié aux Éditions Universitaires Européennes (2019) et d’un recueil de poésies Il fallait bien une racine ailleurs, paru aux éditions l’Harmattan (2020).
[2] Bessis 2017, p. 21.
[3] Leclerc1974, p. 71.
[4] El Feki 2013, p. 151.
[5] Freud 2001, p. 35.
[6] Bey 2015, p. 28.
[7] Chebel 2003, p. 235.
[8] Charpentier 2013, p. 79.
[9] Bey 2015, pp. 128-129.
[10] Perrot 1998, p. 1.
[11] Hamdane 2006, p. 47.
[12] Op. cit., p. 49.
[13] Op. cit., p. 48.
[14] Op. cit., p. 227.
[15] Ibid.
[16] Bey 2015, pp. 118-119.
[17] Hamdane 2006, p. 54.
[18] Op. cit., p. 174.
[19] Op. cit., p. 175.
[20] Nous reprenons le titre de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952).
[21] Goffman 1977, p34.
[22] Bey 2015, pp. 73-74.
[23] Op. cit., p. 74.
[24] Chamkhi 2008, pp. 15-16.
[25] Op. cit., p. 34.