Louise Ibáñez-Drillières[1]
Résumé : Le cul de Judas (1979) du romancier portugais António Lobo Antunes est un monologue éprouvant dévoré par l’assaut incessant des souvenirs de la guerre luso-angolaise. Le narrateur, centre logorrhéique d’où sourd tout le discours, s’adresse à une interlocutrice silencieuse au cours d’un soliloque traumatisé. Interroger la posture paradoxale de ce sujet de parole, à la fois central et en déclassement constant, demande de passer par l’analyse conjointe du dispositif énonciatif qui articule le roman autour de ce centre bavard et de sa périphérie écoutante. La narration ne peut être qu’un soliloque, car les camarades de combat sont morts ou dispersés et que cette expérience est dès lors sans partage ; elle est un soliloque intempestif, car inaudible pour la vie civile. C’est la possibilité de résolution de ce soliloque intempestif en une posture tenable que ce travail cherchera à déterminer : comment et à quel prix le narrateur peut-il liquider la guerre dans le discours sans en reconduire, d’une manière ou d’une autre, la violence et la logique colonisatrice ?
Mots-clés : Lobo Antunes, Guerre luso-angolaise, Marginalité et centralité, Soliloque, Réminiscence traumatique, Silence
Title: Silence and soliloquy. Central and swerving discourse strategies in António Lobo Antunes’ The Land at the End of the World
Abstract: The Land at the End of the World (1979), a novel by Portuguese author António Lobo Antunes, is a strenuous monologue unremmitingly assaulted by memories from the Angolan war of independence. Standing as the logorrheic source of utterrance, the narrator addresses his traumatic monologue to a silent female interlocutor. Examining the paradoxical position of the speaking persona requires that we should analyse how the specific interaction between the speaking centre and the listening periphery works. Narration, in this novel, can only consist in a monologue: since the narrator’s fellow combatants are either dead or away, it is not with them he can share his experience of war; and civil society, on the other hand, cannot fully hear the account – hence the fact that the narrative here stands as an inopportune monologue. What we shall focus on in the present essay is precisely how this inopportune monologue can result in a sustainable stance: how and to what cost can the narrator do away with war in speaking without somehow extending the violence and colonising logics of the conflict into his intervention?
Keywords: Lobo Antunes, Angolan war of independence, Marginality and centrality, Soliloquy, Traumatic memories, Silence
Título: Silêncio e solilóquio. Estratégias discursivas do centro e a discrepância nos Cus de Judas de António Lobo Antunes
Resumo : Os cus de Judas (1979) do romancista português António Lobo Antunes è um monólogo desgastante sugado pelo perpétuo ataque das lembranças da guerra luso-angolana. O narrador, centro de uma verborreia da onde escoa todo o discurso, dirige-se a uma interlocutora silenciosa no decorrer de um solilóquio traumático. Questionar a postura paradoxal deste sujeito da fala, tanto central como em constante deslocação, tem de passar por uma análise conjunta do dispositivo enunciativo que articula o romance em torno deste centro tagarela e sua periferia ouvinte. A narrativa só pode ser um solilóquio porque os camaradas em combate estão mortos ou dispersos e a experiência é, portanto, uma experiência indivisa; e um solilóquio inoportuno, porque inaudível para a vida civil. É a possibilidade de resolver este inoportuno solilóquio numa postura sustentável que este trabalho procurará estabelecer: como e a que preço pode o narrador liquidar a guerra no discurso sem renovar de alguma forma a sua violência e lógica colonizadora?
Palavras-chave : Lobo Antunes, Guerra luso-angolana, Marginalidade e centralidade, Solilóquio, Reminiscência traumática, Silêncio
Un rêve étonnant m’environne :
Je marche en lâchant des oiseaux,
tout ce que je touche est en moi
et j’ai perdu toutes limites.
Jean Tardieu, « Fuite mineure », Le fleuve caché
Introduction
La peur de retourner dans mon pays me comprime l’œsophage, parce que vous comprenez, j’ai cessé d’avoir une place où que ce soit, j’ai été trop loin trop longtemps pour appartenir à nouveau à ici […]. Je flotte entre deux continents qui, tous deux, me repoussent, nu de racines, à la recherche d’un espace blanc où m’ancrer[2].
- Ainsi se conclut l’un des derniers chapitres du roman d’António Lobo Antunes, Le Cul de Judas, long monologue narratif et en grande partie autobiographique qui recense en une litanie lancinante les réminiscences de la guerre d’Angola. Le roman, initialement publié en 1979 au Portugal, constitue le deuxième volet d’une trilogie consacrée à la guerre coloniale et paraît cinq ans après la fin de celle-ci[3].
- De l’extrait cité se déprend le sentiment d’étrangeté qui caractérise le narrateur à tous points de vue : un sentiment contradictoire de non-appartenance nationale et d’exil, lié à l’arrachement traumatique de la guerre qui l’a parachuté dans la colonie angolaise ravagée par les combats ; mais aussi la solitude essentielle et visiblement impossible à rompre d’un homme rongé par l’expérience de la guerre et, de façon plus générale, par celle de la désillusion. La citation le dit : le personnage semble toujours « flotter » dans les limbes entre l’Angola d’un côté, où il se trouve encore retenu par une série de réminiscences non-liquidées, et le Portugal de l’autre, où il n’est pas encore revenu parce qu’il lui est impossible de se réintégrer au quotidien de la métropole. Un entre-deux similaire structure la posture éthique du narrateur, toujours situé à mi-chemin entre une désillusion sans fond à l’égard de lui-même, de la vie et des femmes, tandis qu’il ne cesse pourtant de tendre vers ce qu’il appelle « son espoir honteux[4]», c’est-à-dire le désir de croire à quelque chose et de ne pas se laisser mourir tout à fait. Cette situation d’irréductible intervalle existentiel détermine le narrateur complexe du Cul de Judas et son discours. Elle fait de lui une figure de la marginalité radicale, et pourtant paradoxale puisqu’elle se situe, à bien des égards, en plein centre.
- La situation d’énonciation qui charpente tout le roman rend sensible, de manière structurelle et discursive, l’incommunicabilité qui affecte les êtres dans l’univers de Lobo Antunes. Cet éprouvant monologue se déroule une nuit dans un bar, dans une banlieue indéterminée de Lisbonne, plusieurs années après le retour d’Angola du narrateur-personnage. Pourtant, s’il s’agit bien d’un soliloque au sens de discours que l’on tient seul, de conciliabule avec soi-même au cours duquel l’on n’attend pas de réponse d’un tiers, il s’agit plus précisément ici d’un soliloque adressé, de part en part dirigé vers une femme rencontrée autour d’un verre de whisky cette nuit-là[5]. Jusqu’à un certain point, l’énonciation du roman est donc une contradiction dans les termes. Comme prise en otage par la parole dispendieuse du protagoniste, cette femme est placée dans la posture d’interlocutrice silencieuse pendant toute la narration qui prend fin au petit matin, lorsque l’homme reste seul dans le lit après son départ.
- De ces remarques préalables se dégage l’image d’un texte surdéterminé par le paradoxe, le narrateur se trouvant en effet déchiré par diverses dissensions internes : pas encore ici, à Lisbonne, mais déjà plus là-bas, en Angola, il vit dans un présent dépossédé de lui-même par un passé qui n’est déjà plus et, si la voix narratrice semble parler à, c’est sans dialoguer avec. Le paradoxe – c’est-à-dire l’incongruité entre deux composantes contradictoires qui ne parviennent pas à s’unifier pour former une position soutenable – repose ici sur la tension sans cesse relancée entre ce qui est placé au centre (dans l’espace, dans le temps et dans l’économie du discours) et ce qui est constitué, de gré ou de force, comme la marge de ce centre. Noyau et périphéries semblent immanquablement liés par une dépendance réciproque qui est celle des positions relatives, relation discordante née d’un rapport d’imposition autoritaire (la colonisation portugaise, le monologue du narrateur), auquel répond une posture de siège silencieux (les guérillas indépendantistes, l’indifférence muette de l’interlocutrice).
- Ce monologue de mémoires de guerre, par la violence odieuse des souvenirs évoqués, la cruauté du récit, la crudité des images, fait de celui qui raconte un marginal malgré lui : lié comme il l’est à ces événements des confins de l’humain, sa narration ne peut être qu’un soliloque, car ses camarades de combat sont morts ou dispersés et que cette expérience est dès lors sans partage ; et si ce récit ne peut être qu’un soliloque intempestif, c’est parce qu’il est inaudible pour la vie civile et pour celles et ceux qui la peuplent. L’atrocité de la mémoire de guerre insiste pourtant auprès du narrateur et il lui faut parler ; mais qui peut entendre ce qu’il a à dire ? C’est la possibilité de résolution de ce soliloque intempestif en une posture tenable que ce travail cherchera à interroger : comment et à quel prix le narrateur peut-il tenter de liquider la guerre dans le discours sans en reconduire, d’une manière ou d’une autre, la violence et la logique colonisatrice ?
- Afin de tracer les contours des stratégies discursives de marginalisation et de centralisation de soi qui s’essayent à cette résolution, il faudra commencer par envisager la dialectique entre centres et marges du roman sous la forme d’un continuum plutôt que sous celle de l’opposition entre deux pôles fixes, hétérogènes et antagonistes. Le constat de ce continuum et de la réversibilité entre centres et marges qui en est le corollaire demandera d’examiner le fonctionnement, les conditions de possibilité et les contreparties de la curiosité énonciative articulant tout le roman sous la forme d’une thérapeutique paradoxale du soliloque adressé. Nous examinerons enfin les manifestations textuelles de la logique de l’écart systématique à l’œuvre dans le texte de Lobo Antunes, dont la trame narrative semble sans cesse dériver en digressions marginales dont il faudra expliciter les enjeux.
1. Porosités du centre
1.1 Le modèle géographique : noyaux et périphéries thématiques du roman
- L’expression portugaise qui donne son titre au roman – « os cus de Judas», c’est-à-dire littéralement, « les culs de Judas » – peut se traduire en français par « le trou du cul du monde ». Avec ce titre, toute l’œuvre est d’emblée surdéterminée par l’idée de marge géographique, d’éloignement, mais aussi d’obscurité et d’obscénité. Du point de vue des connotations culturelles et intertextuelles, le roman est placé sous l’égide de Judas, figure du marginal moral marqué par le sceau d’infamie de sa trahison, et qui est pour cela mis à l’écart des grands événements de la fin de la vie de Jésus (Passion, Crucifixion, Résurrection). Mais le titre va plus loin : symboliquement, le cul de Judas, c’est la marge de la marge, ce sont les fesses du traître, les tréfonds du corps de l’âme la plus sale – bref, les confins de l’obscène.
- La lecture rend rapidement perceptible l’organisation du roman selon un modèle géographique répartie entre un centre et des périphéries, fondé sur l’opposition et sur la distance entre deux espaces imaginaires qui sont les deux grands décors de l’œuvre. Du point de vue de l’enfance traditionnelle portugaise du narrateur, et pendant la moitié du roman, le centre incontesté est Lisbonne, capitale de l’Empire, et plus largement le Portugal, c’est-à-dire la métropole coloniale. Au sein de cette répartition initiale, la périphérie se trouve par défaut incarnée par les colonies africaines, et plus particulièrement par l’Angola. Dans ce cadre, l’envoi du narrateur comme médecin militaire dans ce pays équivaut à un exil, à un déracinement subi et à un éloignement imposé par rapport à l’environnement familier de la métropole. Malgré cela, dès le chapitre « D », cet exil est évoqué dans les termes d’un arrachement soudain à la mesquinerie ennuyeuse du quotidien européen : plus qu’une expatriation forcée donnant lieu à la nostalgie univoque du pays natal, il s’agit en fait d’un exil ambigu, qui est une libération tout autant qu’un arrachement :
[…] petit à petit ce à quoi je m’étais habitué pendant des années s’éloignait de moi : famille, confort, tranquillité, le plaisir même des embêtements sans danger, des mélancolies paisibles, si agréables lorsque rien ne nous manque, du profond ennui […] né de la croyance en une supériorité illusoire[6].
- Très tôt dans l’œuvre, et malgré leur position privilégiée de centre politique, culturel et idéologique de l’Empire, Lisbonne et le Portugal se voient affectés d’une caractérisation négative et méprisante, qui sapent d’entrée la prédominance du centre colonial sur sa périphérie colonisée et compliquent le modèle binaire de départ.
1.2 « La vie à contre-courant[7] ». Un narrateur au nombril du monde, mais marginal à tous points de vue
- Selon les apparences, le narrateur du Cul de Judas possède tous les atouts de la centralité : il est un homme, blanc, Portugais, issu d’une famille bourgeoise, et exerce la profession de psychiatre dans la capitale du pays. Du point de vue du genre, de la race, de la nationalité, de la classe sociale et du statut économique et symbolique, il est donc une figure non seulement parfaitement intégrée, mais aussi privilégiée au sein du centre dominant qu’est le Portugal colonial des années 1970. Pourtant, ce protagoniste-narrateur se trouve de part en part affecté de devenirs-marginaux et ne cesse, sur tous les tableaux, de manquer à ses obligations de dominant. Car il est aussi un zonard déclassé, décalé, asocial et antisocial, inadapté, réfractaire, solitaire, clandestin, exilé : tous les synonymes et quasi-synonymes de l’adjectif « marginal » semblent lui convenir. Géographiquement et sociologiquement parlant, le décor interlope du bar de banlieue incarne de manière sensible l’espace d’une certaine marginalité qui est celle de la nuit, de l’alcool et de la solitude. Plus précisément, l’omniprésence du champ lexical du naufrage[8] ainsi que la métaphore filée de l’aquarium et du navire associés à la représentation du bar donnent un caractère dérivant au lieu de l’énonciation lui-même.
- Ce personnage est l’adolescent qu’aucune guerre – fût-ce la plus cruelle – ne fera devenir un « homme » viril aux yeux de ses tantes[9] et, plus tard, il est le célibataire vieillissant au milieu d’une société traditionnellement matrimoniale. Il se rend en cela coupable d’un double manquement à la centralité de la virilité et à celle de l’ordre hétérosexuel traditionnel. Il est aussi le soldat portugais blanc qui tombe amoureux d’une femme noire militante du MPLA[10]: c’est à la centralité de la race et à celle de l’« intérêt de la nation » qu’il manque alors. En tant que psychiatre, il se trouve au plus près des marges de la raison telle que la société la comprend – tout près, certes, mais théoriquement de l’autre côté du bureau. Or, même cette position de prédominance censée incarner la raison soignante, il échoue à l’occuper : en réalité, il la déserte ; ses propres patients se méfient de lui et le trouvent plus mal en point que quiconque[11]. Par ce manquement à la centralité sociale, sanitaire et rationaliste, le protagoniste parvient donc à incarner le fameux paradoxe du médecin malade.
- Envoyé en Angola, il devient un simple soldat jouet des stratèges, c’est-à-dire, sinon un marginal, du moins dans un premier temps un membre de la masse, éjecté des foyers du pouvoir symbolique et contraint par les centres décisionnels politiques et militaires à exécuter des ordres, quelque absurdes ou intéressés qu’ils soient. Au chapitre « E », c’est sous forme de question rhétorique que le narrateur formule la réalité du jeu politique de brouillage entre marges et centres supposés du pouvoir, et l’arnaque à laquelle il donne lieu :
À chaque blessé dans une embuscade ou sur une mine, je me posais la même question angoissée […], avec une surprise immense : sont-ce les guérilléros ou Lisbonne qui nous assassinent, Lisbonne, les Américains, les Russes, les Chinois, les fils de putain qui se sont concertés pour nous baiser au nom d’intérêts qui nous échappent […][12] ?
- Plus tard, au retour, il est le vétéran traumatisé, c’est-à-dire un irréversible inadapté à la vie civile, un éternel intempestif : « Il me semblait que lorsque la radio avertirait que nous pouvions rentrer chez nous, un pénible réapprentissage de la vie nous serait nécessaire[13]». Le narrateur du roman apparaît en définitive, au moment de l’énonciation, comme éminemment marginalisé du point de vue social, dans une société portugaise et lisboète lancée dans un processus d’amnésie collective et par ailleurs elle-même en plein déclassement.
- D’un point de vue existentiel, le protagoniste est aussi un solitaire dépressif et paranoïaque isolé dans sa désillusion à l’égard de la vie et des autres. Plus précisément, il est victime, d’un bout à l’autre du roman, d’un angoissant sentiment d’étrangeté de soi à soi, qui est la marge ultime, la marge la plus intime au sens étymologique du terme (le superlatif intimus désignant « ce qui est le plus à l’intérieur »). Parce qu’elle confine à la folie, celle-ci apparaît comme la plus insoutenable de toutes. Chronologiquement, à l’échelle d’une vie humaine, il est en outre séparé des heures heureuses de son passé par les erreurs et les errances de sa vie adulte, à la marge même de ce qu’il aurait voulu être.
1.3 Inversions et déclassements divers
- La porosité entre position centrale et position marginale se manifeste sur le plan thématique par des processus de déclassement affectant les anciens centres, soudain abandonnés et dépassés. Le déclassement concerne au premier chef la bourgeoisie portugaise salazariste et le monde qui lui est associé, auquel la Révolution des Œillets met fin sous sa version institutionnelle. Dans le détail du texte, ce monde sur le déclin est incarné par la figure récurrente des tantes, toujours évoquées conjointement aux rues où elles habitent et à leurs appartements bourgeois décatis qui sont véritablement, plutôt que le décor de leur déchéance sociale, politique et culturelle, l’incarnation architecturale de ce départ à la dérive fondé sur la métaphore filée du naufrage :
Dans chaque immeuble de la rue Barata Salgueiro, triste comme la pluie dans une cour de récréation de collège, habitait une parente âgée qui ramait avec sa canne dans la marée basse des moquettes couvertes de grandes potiches chinoises et de secrétaires à tiroirs de marqueterie que la mer de générations de commerçants à barbiche y avait abandonnés, comme sur une mer ultime[14].
- Outre cet enregistrement de la minéralisation et de la mécanisation de l’ancienne capitale de l’Empire démantibulé et de ses habitants, qui tombent comme lui en désaffection, répétant en automates surannés les gestes anachroniques d’un temps révolu, un pas de plus est franchi lorsque l’on assiste à l’inversion du centre et de la marge impériaux en termes d’importance au sein du discours romanesque. Tandis que Lisbonne est présentée comme un non-lieu ne commençant paradoxalement à exister que vu de loin[15], l’Angola, marge de l’Empire mais centre vivace de la mémoire et de la vie quotidienne du personnage, devient au contraire le véritable point d’équilibre du récit. Il se constitue en effet en obsession pour le narrateur, au sens étymologique du terme qui désigne, dans le vocabulaire militaire, l’action d’« encercler » et de « faire le siège d’une ville[16]». Dans son article « L’Arche triste ou les désastres de la guerre luso-angolaise » consacré à la représentation de la guerre dans l’œuvre du romancier, Julia Peslier caractérise cette centralité nouvelle de l’ancienne colonie africaine dans l’économie diégétique en termes d’omniprésence spectrale du double :
À travers [l’interlocutrice], à travers nous, symboliquement, l’Angola se donne comme l’ici et maintenant de Lisbonne, il en est la hantise quotidienne, sa teneur scopique, acoustique, émotionnelle, hallucinatoire, sa mise en scène spectaculaire qui congédie la possibilité d’un retour à la vie normale et à l’aveuglement pour tous[17].
- Pourtant, la relation du narrateur avec cet imaginaire de soi traumatique s’avère particulièrement ambiguë : de l’ordre de la réminiscence récurrente et subie, elle n’en relève pas moins d’une forme de nostalgie paradoxale. Elle manifeste du moins une estime du protagoniste à l’égard de personnes qui, bien qu’attachées à ce contexte de mort, représentent la vie dans ce qu’elle a de plus solaire, de plus large et de plus généreux ; le personnage de Sofia, la militante du MPLA aimée, et assassinée par la PIDE[18], est à ce titre iconique. On comprend l’importance d’une telle estime dans le cadre d’une dévalorisation ironique de tous les champs de la vie par le narrateur soliloquant.
- Face à un narrateur colligeant toutes les caractéristiques d’une situation de centralité dominante, mais assumant dans le même temps les comportements de la déviance, à la fois dominée et errante, il semble assez peu pertinent de raisonner en maintenant fermement la polarité antagonique entre centres et marges. Il s’agirait plutôt d’étudier les formes littéraires que revêt ici le continuum de ce que l’on pourrait appeler cette centralité plastique, cette marginalité paradoxale ou cette im-posture (au sens de non-posture), pour reprendre le terme proposé par Momar Désiré Kane en vue de qualifier la « texture » ontologique de la marge[19].
- Davantage que toute autre position de pouvoir ou d’exclusion, ce qui fait du narrateur du Cul de Judas un véritable outsider, de même que ce qui rattache Lobo Antunes à une nébuleuse marginale d’auteurs portugais du fait postcolonial, c’est le récit de cette guerre et de ce trauma. La prise de parole impossible à endiguer du narrateur, le désespoir tenace qui le fait raconter sans relâche les détails abominables du conflit à qui veut bien ou, précisément, à qui ne veut pas l’entendre, est une manière d’entamer le tabou régnant au sein de la société portugaise. Imposer ce récit à une interlocutrice inconnue, publier cette trilogie de la guerre et presque la totalité de l’œuvre de Lobo Antunes, qui lui est consacrée, c’est faire de force une place au sujet dans la conscience sociale et l’espace littéraire[20]. Pour autant, afin de rendre compte du roman dans toute la complexité de ses dynamiques et de ses dysfonctionnements énonciatifs, on ne peut faire l’économie de nommer les contreparties d’un discours des sans-voix qui, brisant le tabou du traumatisme de guerre des soldats portugais, semble pourtant reconduire une logique de colonisation immatérielle.
2. Thérapeutique paradoxale du soliloque intempestif
2.1 Le monologue littéraire comme tentative ratée de résolution de la mémoire traumatique
- Le trop-plein des souvenirs de guerre dans l’esprit du narrateur constitue le point de départ problématique donnant naissance au soliloque, qui apparaît comme une réaction discursive à cette forme d’hypermnésie de l’atroce. Pour essayer de conjurer cette maladie de la mémoire traumatique et se délivrer de son angoissante obsession, le personnage met en œuvre une tentative de délivrance assumée par une pratique quasi-pathologique de la parole. L’élaboration autobiographique de l’œuvre antunienne permet de supposer que l’abondant monologue halluciné pourrait être au personnage-narrateur ce que la mise en romans est à l’auteur[21]. Par l’épanchement intimiste dans un cas, par l’écriture littéraire autobiographique-testimoniale dans l’autre, le monologue de mémoire adressé joue comme une tentative thérapeutique par la parole qui devrait permettre, par l’établissement d’une communication avec autrui et par la nomination de faits du passé jusqu’alors indicibles, une libération partielle et un apaisement au moins passager du sujet de discours[22].
- Mais, au sein du roman du moins, cette tentative discursive se solde par une impossibilité de transfert de l’excédent de mémoire à l’interlocutrice. Constituée en public passif et interchangeable du soliloque délirant, elle apparaît en fait, malgré son caractère apparemment négligeable, comme la faille du système énonciatif et comme le détail par lequel la machine se met à tourner à vide. Non seulement celle que l’on peine à qualifier d’« interlocutrice » n’est significativement nommée qu’une fois dans l’ensemble du roman, et ce relativement tard (en « H »[23]), mais aucune preuve ne nous est donnée qu’elle écoute, qu’elle réceptionne le discours qui lui est imposé. Car la seule véritable preuve d’une réussite du dispositif serait la prise de parole de la femme, même sous la forme d’une occurrence unique, d’un hapax, d’un seul mot, voire d’un simple tiret, signe typographique qui manifesterait que le personnage s’apprête à parler ou à se taire, mais en tout cas à prendre position. Or aucun répondant ne nous est donné à lire ; dès lors, rien n’interdit de se demander si, à la rigueur, la situation d’énonciation décrite par le narrateur n’est pas une immense affabulation de son fait, et toutes les mentions à cette femme qui l’écoute et au bar, de simples « trucs » destinés à créer un effet de réel le plus saisissant possible. C’est d’abord au titre de cette confirmation d’existence du dialogue, toujours en attente, que l’on peut conclure à un échec terminal du dispositif énonciatif et, du même coup, douter de l’efficacité du soliloque thérapeutique.
- Qui plus est, la fin du roman acte l’échec du transfert et de l’oubli escompté : le départ de l’interlocutrice au petit matin, le lendemain de la nuit passée dans le bar puis chez le narrateur, se solde par un retour à la solitude et par la menace d’un ultime reflux du passé traumatique, en l’occurrence incarné par la figure de la prostituée angolaise, tante Teresa.
Moi ? Je reste par là encore un moment. Je vais vider les cendriers, laver les verres, mettre un peu d’ordre dans le salon, regarder le fleuve. Je retournerai peut-être dans le lit défait, je tirerai les draps sur moi, et je fermerai les yeux. On ne sait jamais, n’est-ce pas ? Mais il se peut très bien que tante Teresa vienne me rendre visite[24].
- Malgré les tentatives du narrateur pour ménager une brèche de douceur dans le quotidien sordide de la solitude surpeuplée par les fantômes du passé, malgré l’interstice presque inattendu ouvert par les gestes un peu pathétiques et pourtant plutôt tendres de l’amour avec l’interlocutrice, malgré cela et les milliers de mots du soliloque thérapeutique qui sont presque parvenus à dé-réaliser la guerre[25], le roman termine du côté du déclin, par la victoire du souvenir traumatique dévorant.
2.2 Dépendance du soliloque adressé à l’égard du silence
- Dans l’économie de mémoire qui est celle du monologue, l’interlocutrice fait figure de réceptacle du transfert du contenu hypermnésique, ce que Julia Peslier formule ainsi : « Et même, l’étanchéité des crânes ne joue plus son rôle : le je passe au nous, aspire son auditrice, lui transfère cette mémoire qui l’excède[26]». Parler à tout prix semble être le moteur du roman, et le monologue d’anamnèse remplit une évidente fonction cathartique. La logorrhée permet en effet de mener à bien une compensation existentielle, car il s’agit de parler tout à la fois pour se délester de souvenirs douloureux et pour occuper le centre d’où l’on a été chassé. Plus précisément, capturer l’attention de l’interlocutrice vise à créer un état d’exception, une parenthèse qui met temporairement – et illusoirement – en suspens la solitude existentielle :
Tout comme lorsque je sortirai d’ici, vous comprenez, après avoir terminé cette histoire bizarre et avoir bu, avec des lenteurs de chameau, toutes ces bouteilles visibles et que je me retrouverai dehors, dans le froid, loin de votre silence et de votre sourire, seul comme un orphelin […]. Même le fait d’être ici avec vous n’est peut-être qu’un expédient de fil de fer pour me sauver de la marée basse du désespoir qui me menace[27].
- Le moment du monologue en compagnie forme un sas temporel qu’il s’agit de faire durer, bon gré mal gré, pour reculer l’instant de retourner à son esseulement tourmenté.
- Mais cette stratégie de compensation venant relayer la logique thérapeutique échouée ne va pas sans contreparties. Le discours du marginal paradoxal, pour se déployer et tenter de trouver une résolution, doit prendre appui sur une écoute, c’est-à-dire, d’une certaine manière, organiser ses propres périphéries, artificiellement construites et maintenues. Ces marges écoutantes, c’est l’interlocutrice, et c’est le lecteur ou la lectrice, qui sont comme elle enrôlés et pris à parti par ce soliloque de guerre. Soulignant à juste titre la valeur politique et la fonction psychologique d’explicitation d’une réalité taboue par le monologue, Inès Cazalas suggère d’envisager la configuration énonciative du roman comme une :
[…] représentation allégorique du pacte du silence qui a caractérisé la transition démocratique au Portugal, période durant laquelle les témoignages de ceux qui revenaient d’Angola, du Mozambique et de Guinée trouvaient peu d’échos dans la société, si bien que les survivants se trouvaient souvent condamnés au soliloque[28].
- Toutefois, prendre acte de la brutalité de cette exclusion des anciens soldats par le déni d’histoire de toute la société ne peut par ailleurs nous faire laisser dans l’ombre le processus d’exclusion par le déni de parole à l’œuvre dans le roman. Si l’hypothèse que l’interlocutrice puisse faire partie des complices de l’amnésie nationale n’est pas à écarter, il ne paraît pas moins plausible de penser qu’elle a pu être, pour sa part, la compagne d’un soldat envoyé en Angola. Au sein d’un roman donnant voix aux sans-voix, elle est en fait la « silenciée[29]» des « silenciés », celle dont l’expérience reste ensevelie par d’autres et pour laquelle manque encore une littérature.
- Cette logique satellitaire configure de fait un dispositif locuteur excluant, problématique à bien des égards. Le déséquilibre énonciatif se manifeste de manière évidente par le fait que la femme qui écoute n’intervient pas une seule fois dans toute l’œuvre, si ce n’est sous la forme d’un discours rapporté et reformulé par la voix du narrateur, qui répond aux questions ou aux remarques sans qu’on ait pu lire celles-ci au discours direct ; c’est à ce titre que Julia Peslier emploie l’expression de « monologue maquillé en dialogue[30]» pour qualifier l’œuvre.
- Le monologue procède en réalité à une triple absorption de l’interlocutrice qui passe simultanément par un déni de réalité, par une appropriation de sa parole et par une dénégation de sa capacité à être sujet de discours. Le puissant mécanisme de fictionnalisation et d’idéalisation du mutisme de l’interlocutrice peut notamment s’appuyer, comme dans l’extrait cité plus haut, sur l’assimilation implicite entre son silence, son sourire et ce qui est perçu par le narrateur comme une figure maternelle. Le dispositif apparaît dans ces conditions comme marqué par une narrativité faussée : condition de possibilité et balise discrète du récit de soi, l’inexistence discursive de l’interlocutrice fait du roman entier, qui s’organise à partir d’un centre logorrhéique et d’une marge de silence, une construction à l’équilibre précaire et inégal. Une pathologie prend le pas sur l’autre, et la lalomanie vient noyer le trauma initial en lui fournissant une caisse de résonance plutôt qu’un canal d’écoulement, faute de structure dialogique effective.
- Ainsi, le dispositif thérapeutique de délivrance s’avère à la fois dysfonctionnel en ce qu’il rate son objectif (soulager le narrateur de l’obsession traumatique) et profondément indésirable en ce qu’il reconduit et renforce, par le discours, la logique violente d’une colonisation immatérielle, apparaissant en définitive comme une stratégie discursive de compensation maladroite, néfaste, et par ailleurs inopérante.
2.3 Soliloquer, coloniser : prendre la parole pour reprendre le centre
- Le dispositif énonciatif du Cul de Judas apparaît fondé sur un modèle spéculaire, le silence de la femme jouant comme la surface d’un miroir qui renvoie au narrateur narrant l’image de lui-même. Le solipsisme du monologue adressé prend en quelque sorte appui sur cette présence mutique, sans l’écoute de laquelle il n’existerait pas comme parole dirigée, et à l’aune de laquelle il se modifie et se recentre de loin en loin. On aboutit en somme à cet oxymore : le narrateur marginal s’affirme comme centre du discours et de l’attention, mais il s’agit d’un centre assisté par les marges de silence et de vie qu’il vampirise par sa parole logorrhéique.
- L’anonymisation de la femme qui écoute et la neutralisation de sa capacité à parler contribuent à l’inscrire dans ce qui se dessine comme une série implicite d’interlocutrices interchangeables. Il apparaît dès les premières sections que la pratique du soliloque accompagné n’est pas neuve pour le narrateur, et qu’il s’agit vraisemblablement d’une tirade itérative dont Maria José n’est pas la première allocutaire : « Une autre vodka ? Il est vrai que je n’ai pas terminé la mienne, mais à ce moment de mon récit je me trouble invariablement, que voulez-vous : déjà six ans et je me trouble encore[31]». Le chapitre « S », placé sous le signe alphabétique de Sofia, la femme aimée en Angola, est une adresse posthume à celle-ci : le vous impersonnel réservé à l’interlocutrice silencieuse est ici supplanté par un tu chaud et tendre qui accentue le contraste et met Maria José en défaut.
Tu m’attendais, Sofia, et il n’y a jamais eu entre nous la moindre parole, parce que tu entendais mon angoisse d’homme, mon angoisse chargée de haine d’homme seul […], tu entendais mes caresses désespérées et la tendresse craintive que je te donnais, et tes bras descendaient lentement le long de mon dos, sans colère, ni sarcasme […][32].
- Cette adresse dans l’adresse place la spectatrice des réminiscences dans les limbes d’une apostrophe amoureuse qui la nie doublement : systématiquement éclipsée par l’assignation au silence propre au dispositif, elle se retrouve ici ponctuellement annulée par la déclaration amoureuse – qui n’en reste pas moins, elle aussi, un monologue adressé à une autre femme silencieuse. L’adresse à l’interlocutrice fonctionne comme un prétexte à rétablir le « dialogue » avec toutes les femmes du passé (l’épouse portugaise, la prostituée angolaise tante Teresa, la guérrillère Sofia, Isabelle).
- Outre la mise en silence, l’anonymisation et la sérialisation, l’emploi du futur et du conditionnel est le symptôme d’un discours vorace qui imagine, nomme, et fige en les jugeant les virtualités d’action de la femme et du narrateur lui-même, neutralisant et dégradant d’avance ce qui pourrait leur arriver. Ainsi du passage où le narrateur hypocondriaque imagine sa propre mort et la découverte minable de son cadavre par la concierge[33]; ou de celui qui à coup de « peut-être » et de conditionnel, dès la troisième page du roman, métamorphose narrateur et interlocutrice en animaux gauches se débattant pour un bout de tendresse :
Si nous étions, madame, par exemple, vous et moi, des tamanoirs, au lieu de causer l’un avec l’autre dans cet angle du bar, peut-être me ferais-je davantage à votre silence, à vos mains posées sur le verre, à vos yeux de colin vitreux flottant quelque part sur ma calvitie ou sur mon nombril, peut-être pourrions-nous nous entendre dans une complicité de trompes inquiètes reniflant de concert sur le ciment des regrets d’insectes inexistants, peut-être nous unirions-nous, sous le couvert de l’obscurité, en coïts aussi tristes que les nuits de Lisbonne […][34].
- Tout geste possible, dès lors qu’il est ainsi ouvert dans l’imagination et nommé, se trouve dans le même mouvement refermé et rendu d’avance caduc par cette ritournelle du dégoût de vivre. On assiste, dans cette mécanique de réduction par principe au pathétique, à une forme de colonisation du possible par le discours : rien ne peut arriver, tout nous a déjà écœuré – et pourtant ils essaient, font l’amour au milieu des gestes pré-évincés d’où parvient à sourdre, discrètement, une infime tendresse intersticielle.
- La réquisition d’une centralité attentionnelle par le discours traumatisé et son corollaire de « silenciation » d’autrui apparaissent comme la condition de possibilité du monologue narrateur, aussi bien du point de vue du contenu thématique que des modalités d’énonciation. L’économie des captures d’attention ici à l’œuvre rappelle à quel point le partage de la parole, du silence et de l’écoute peut faire d’une situation énonciative, en particulier littéraire, un espace de reprises et de reconductions de pouvoir. Lobo Antunes écrit dans La Splendeur du Portugal (1998) :
[…] non pas de l’argent ni du pouvoir mais des Noirs sans argent ni pouvoir qui nous donneraient l’illusion d’avoir de l’argent et du pouvoir que nous avions sans, en fait, les avoir parce que nous n’étions que tolérés au Portugal, regardés comme nous regardions ceux qui travaillaient pour nous et donc, d’une certaine manière, nous étions les Nègres des autres de la même façon que les Noirs possédaient leurs Nègres qui à leur tour possédaient leurs Nègres par degrés successifs jusqu’au fond de la maladie et de la misère[35].
- En tant que périphérie taiseuse, l’interlocutrice constitue un regard extérieur indispensable à la tenue du soliloque et joue, davantage qu’un rôle de double nécessaire, en quelque sorte celui de « Nègre » du narrateur. Le dispositif de parole articulant le roman apparaît ainsi comme une reconduction, sur le plan du discours, d’un rapport colonisateur au monde : après les terres et les populations angolaises, c’est ici la femme assignée tant bien que mal au rôle d’interlocutrice qui se trouve minorisée, dissoute dans une série anonyme, et dépossédée de l’usage de la parole et de la subjectivité – par celui-là même dont le discours maudit sans relâche la guerre coloniale.
- Cette situation d’énonciation, celle d’un monologue tout à la fois cloîtré de force en lui-même par le harcèlement des souvenirs et débordant de toutes parts vers une narrataire muette ou en tout cas réduite au silence, est en fait une contradiction dans les termes – celle d’un soliloque désespérément adressé, mais neutralisant toute possibilité de dialogue. La configuration d’un modèle hiérarchique et la confiscation de la centralité par le narrateur se fondant sur l’aliénation d’une spectatrice forcée, cette machinerie discursive se solde inévitablement par la reconduction du solipsisme existentiel, synonyme d’échec du dispositif thérapeutique. N’est-ce pas là l’envers inévitable de tout rapport colonisateur à autrui et de toute organisation hiérarchique entre les êtres ? Si l’aporie énonciative peut trouver une forme de résolution précaire, celle-ci ne semble pouvoir être que proprement poétique : à quel point et à quelles conditions le roman fait-il de cette situation intenable une posture – du moins provisoirement – soutenable ?
3. Émargements, décentrements et excentricités. Le discours de l’écart comme seule posture tenable
3.1 Délire et digression
- S’écarter toujours plus du sujet initial en conquérant le centre de l’attention est un geste récurrent de ce discours qui fonctionne par mouvements littéralement excentriques, c’est-à-dire qui s’éloignent de leur centre et dont le centre se déplace. S’il s’agit, à la lettre, d’un discours délirant, où le souvenir érotique s’enchâsse sans crier gare dans le souvenir de guerre traumatique qui se poursuit lui-même sans transition dans une réminiscence d’enfance, et ainsi de suite, c’est étymologiquement parce que le substantif « délire » vient du latin delirium, du verbe deliro (de-liro), qui signifie « sortir du sillon ».
- Ainsi entendu, le délire de la parole est inséparable d’une logique de dérivation interne, de disruption, de bifurcation du discours en lui-même : sortir du sillon de la raison se fait en sortant des chemins tracés de la phrase, de la cohérence thématique et de l’enchaînement logique. Si l’on devait dégager une seule figure rhétorique pour représenter le roman, ce serait à coup sûr la digression, qui découle du substantif digressio, « action de s’éloigner », formé à partir du verbe digredi, « s’écarter de ». Il est possible d’isoler un exemple particulièrement représentatif de cette logique de délire digressif à l’œuvre dans le roman : situé au chapitre « H », l’extrait intervient au moment du départ en bateau pour l’Angola[36]. Épisode diégétique et autobiographique du départ vers le front, mention d’une réminiscence enfantine, commentaire d’un événement politique, explicitation de fantasmes érotiques et références méta-diégétiques à la situation d’énonciation : les multiples thèmes et gestes discursifs du roman se trouvent condensés en quelques dizaines de lignes par la connectivité délirante d’un discours fondé sur l’association d’idées et de sensations, que l’on peut qualifier de dérivation synesthésique.
- Dans ce texte surdéterminé par les dynamiques de la métamorphose et de la transmutation, le narrateur passe du coq à l’âne tout au long d’un monologue surpeuplé d’animaux, cependant que l’on assiste aux devenir-animaux multiples des personnages humains[37]. Mais la digression revêt aussi un caractère quasiment pathologique en ce qu’elle manifeste une forme de trouble de l’attention du narrateur, incapable de se fixer sur le moment donné, sur l’instant, car il est sans cesse ramené à un autre lieu (l’Angola) et à un autre temps (le passé de la guerre).
- Délire de l’imagination et digression du discours apparaissent, l’un en tant que comportement cognitif, l’autre en tant que mécanisme énonciatif, comme les symptômes littéraires d’une poétique du trauma.
3.2 Les contreparties de la polyphonie
- Le procédé digressif s’amorce toujours de manière intransitive : dans le passage évoqué ci-dessus, l’insertion du souvenir d’enfance et des paroles du fermier rapportées sous forme de discours indirect libre se fait sans spécification de caractères typographiques traditionnels (guillemets et carterons). Sur la même lancée, le texte passe du portugais (ou du français pour la traduction) à l’espagnol, au cours de la citation non-référencée d’un fragment textuel d’une autre nature : des paroles de chanson qui, sans les moindres guillemets, figurent du moins en italiques, conformément à la convention typographique qui signale ainsi la présence de langues étrangères au sein d’un texte. Ces éléments disparates, dont les liens réciproques ne sont jamais explicités, participent à donner au monologue l’aspect bigarré et paradoxal d’une polyphonie à une seule voix :
La circularité, l’ellipse, l’arabesque, ce sont là toutes sortes de figures que l’écrivain portugais investira par la suite dans son travail sur les voix et la forme polyphonique, chorale, du roman, géométrie de la courbe qu’il inscrit au départ et au terme du récit (des « ellipses lentes » du professeur de gymnastique noir qui le fascinent en A à l’« arabesque dédaigneuse » de la canne de la tante qui le juge en Z), tracés dans l’espace qui se répliquent dans le temps et dans le style[38].
- Dans sa thèse consacrée aux techniques scripturales romanesques employées par Lobo Antunes, Andreia Caterina Vaz Warrot fait état de deux caractéristiques apparemment contradictoires du Cul de Judas. Seul roman assumé entièrement à la première personne par un narrateur unique, l’œuvre relève d’une monologie exemplaire, qui reste inégalée dans la bibliographie antunienne[39]; pourtant, le caractère nettement métissé des instances de parole au sein même de la voix narratrice permet à la chercheuse de parler d’« hétérodiscursivité » et, en termes bakhtiniens, de polyphonie.
- Si la poétique digressive semble bien engager une série de phénomènes polyphoniques, l’analyse de l’économie énonciative du roman menée antérieurement doit nous maintenir en alerte quant à ce que l’on pourrait appeler les politiques de la parole, en nous faisant poser la question des contreparties de la polyphonie. Quelles sont les valeurs de la dynamique d’intégration polyphonique d’autres voix par celle du narrateur, sur le plan littéraire et historique ? À quelles conditions cette intégration peut-elle opérer dans le texte ?
- La polyphonie semble assumer trois fonctions distinctes dans le roman : elle est d’une part le marqueur d’une hétéroglossie traumatique, qui relève de l’incorporation sur le mode panique des voix des bourreaux et des victimes dans le cadre d’un monologue délirant. En ce sens, elle apparaît comme le symptôme énonciatif d’une hantise par la mémoire et, plus précisément, par la voix. D’autre part, en tant que telle, la polyphonie paraît relever d’un geste littéraire dont la fonction est assimilable à celle du genre du tombeau, qui consiste ici à faire une place, au sein du texte, aux voix des morts. Mais la polyphonie est aussi dans Le Cul de Judas un mécanisme énonciatif relevant de l’intégration du discours de l’autre par le discours propre, dont l’on peut dans certains cas se demander si elle est consentie. En « M », par exemple, l’objection supposée de la femme quant à la tendance du narrateur à la digression est intégrée sous la forme d’une concession provisoire dont il ne sera tenu compte qu’un bref instant : « Quoi ? La guerre en Afrique ? Vous avez raison, je divague, je divague […][40]». Le monologue incorpore la parole potentielle de l’interlocutrice et, en l’incluant dans le discours, exclut qu’elle puisse en être sujet. Lorsqu’elle paraît correspondre à une logique, sinon de vampirisation, du moins de phagocytage, la polyphonie a pour contrepartie non négligeable la silenciation d’autrui. Rendre justice à ces trois aspects de la multiplication des voix au sein du monologue engage en fait ici à défendre une perspective analytique critique sur l’énonciation polyphonique littéraire, qui n’est pas toujours une harmonisation pacifique du multiple dans l’un.
3.3 S’éparpiller pour se fuir soi-même et, en s’égarant, se trouver
- Outre les digressions thématiques, les dérives sensorielles et linguistiques et la prolifération des voix, l’intertextualité abondamment mise en jeu par le texte place celui-ci en position de dépendance partielle vis-à-vis de ses sources d’inspiration. Qu’il rejoue certains motifs des Lusiades de Luis de Camões sur le mode parodique, la posture poétique enthousiaste, intranquille et désespérée de Fernando Pessoa et de ses hétéronymes Álvaro de Campos et Bernardo Soares, ou encore un certain nombre de traits stylistiques du Voyage au bout de la nuit, cette mobilisation plus ou moins impertinente de renvois livresques forme une communauté littéraire embryonnaire au sein du texte et crée une filiation, une parenté, une solidarité qui font cruellement défaut au personnage-narrateur et se trouvent ici en partie permises par le système de référence littéraire.
- Quant aux dérivations et hybridations génériques, plus encore que de reconnaître le modèle théâtral derrière ce monologue-tirade, il s’agit de remarquer que celui-ci pratique à tout instant une échappée du roman vers la prose poétique. Le devenir-poème du récit de guerre est en effet sans cesse perceptible, autant que peut l’être le devenir-imaginaire et fabulatoire de l’anamnèse traumatique autobiographique, et le devenir-sensoriel et intime de l’épopée épique. Cet irrépressible mouvement expansif de la nature du discours résout symboliquement et dans le langage le solipsisme du narrateur.
- À l’inverse de l’incorporation des voix par celle du narrateur, et parce qu’elles intègrent des voix déjà parlées et jusqu’à un certain point littéralement autorisées et canonisées par leur publication, l’intertextualité et le transgénérisme pourraient être envisagés comme deux formes de polyphonie sans contrepartie – les seules, donc. Polyphonie intertextuelle et dépense dans l’hybridation générique apparaissent ainsi comme les deux formes de résolution poétique du solipsisme existentiel qui structure douloureusement le roman, et dont le pan-vitalisme assumé par l’écriture antunienne semble être ici la seule issue opératoire.
Conclusion
- Le roman de Lobo Antunes, écrit depuis le centre de l’empire portugais décadent et depuis la capitale de la dictature finissante, n’existe pourtant que par la périphérie angolaise en pleine prise d’indépendance. Pour le narrateur intarissable, le Portugal étriqué constitue un désert de la vie et l’antonyme de la créativité ; dans les soubresauts et les rictus de la guerre, c’est l’Angola ravagé qui lance l’aventure, la parole qui la raconte et l’écriture qui en rend compte. Le paradoxe identitaire et géographique, errance du soi entre un ailleurs et un ici, entre un passé qui hante, un présent rongé par le traumatisme et un avenir inenvisageable tant sa morne vacuité désole, se double, par l’organisation même du texte, d’un paradoxe énonciatif. Pour le centre en quelque sorte mort-vivant, la marge constitue une relance vitale – idéologiquement, historiquement et littérairement parlant. Il est à ce titre possible de parler d’une dialectique de la vitalité à l’œuvre aussi bien entre le centre locuteur (narrateur) et l’ancienne marge politique promue au rang de centre thématique (l’Angola), qu’entre le centre du discours et sa marge, l’interlocutrice se trouvant vampirisée par le soliloquant qui fait d’elle le support forcé d’un dernier espoir.
- L’« espace blanc où [s]’ancrer » évoqué par le narrateur dans l’extrait cité en ouverture, davantage que le havre passager d’un corps de femme le temps d’une brève rencontre, ne peut être en définitive que le livre lui-même et l’espace blanc de la page. L’isolement extrême du personnage ne semble en effet pouvoir être rompu par aucune conversation, par aucune présence à ses côtés ni par aucun geste d’amour ou de sensualité. Au contact de son désespoir bavard, la conversation se recroqueville en soliloque ; la compagnie d’autrui se dégrade en absence indifférente, et toute tentative de tendresse se réduit en gymnastique somme toute poussive et désenchantée. De la situation d’énonciation du roman, on ne peut conclure qu’à une incommunicabilité sans appel entre les personnages. Jamais le monologue n’évolue en dialogue et, pour terminer la narration, c’est le passé douloureux du narrateur qui prend le dessus sur le présent, certes morne, mais du moins capable d’abriter un mince espoir. La débâcle est donc avérée à tous les niveaux, aussi bien sur le plan relationnel et mémoriel que discursif et énonciatif.
- Le naufrage est complet, sauf sur un point : le livre que l’on tient dans les mains. Malgré le transfert de mémoire raté au sein de ce dispositif d’énonciation polarisé, l’auteur parvient à élaborer un discours écrit audible pour un lecteur ou une lectrice consentante. Malgré l’incapacité du narrateur à pousser ce « cri de révolte » que lui-même et ses camarades d’infortune attendaient de lui contre « ces messieurs de Lisbonne » qui les envoient tuer et se faire tuer[41], Lobo Antunes, cinq ans après son retour d’Angola, publie ce livre où il venge, autant que l’on peut venger dans la langue, les morts, les assassinés et les traumatisés de la guerre d’Angola. Ce faisant, il troue le silence de plomb qui s’installe insidieusement sur le sujet au sein de la jeune démocratie portugaise. L’existence même du livre dément par ailleurs les angoisses du narrateur quant à sa capacité à écrire : l’écriture du Cul de Judas devient pour son auteur une idiosyncrasie littéraire parfaitement adéquate à cette expérience en partie inénarrable, et un ancrage vital contradictoire fondé sur l’expression de l’arrachement. Seule la langue littéraire semble ici pouvoir être un pays, non pas natal mais paradoxal et toujours provisoire.
Références bibliographiques
Cazalas, Inès, 2008, « Plurivocité de la violence et écriture de l’altérité dans Le Cul de Judas d’António Lobo Antunes », dans Sandrine Bazile et Gérard Peylet (éd.), Violence et écriture, violence de l’affect, voix de l’écriture, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Eidôlon », 81, pp. 211-224.
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), 2012, « Obséder : Étymologie de Obséder », dans Trésor de la Langue Française Informatisé (TLFI) 1994-1971 [En ligne] https://www.cnrtl.fr/etymologie/obs%C3%A9der, consulté le 30 janvier 2020.
Dos Santos, Bárbara, 2018, « Mémoires de l’expérience de la guerre dans Le Cul de Judas d’António Lobo Antunes », dans Françoise Dubosquet Lairys (éd.), Les failles de la mémoire : Théâtre, cinéma, poésie et roman : les mots contre l’oubli, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », pp. 113-123.
Kane, Momar Désiré, 2019, « Texture de la marge », communication prononcée lors des Journées d’études des jeunes chercheurs de l’IRIEC sur le thème « Marginalités et écritures. Les imaginaires de la représentation de soi dans la fiction narrative », Université Paul-Valéry – Montpellier 3, 24 & 25 octobre 2019.
Lobo Antunes, António, 2013, Le Cul de Judas, Pierre Léglise-Costa (trad.), Paris, Anne-Marie Métailié, coll. « Suites », [éd. originale : 1979 ; 1ère éd. française : 1983].
Lobo Antunes, António, 2015, La Splendeur du Portugal, Carlos Batista (trad.), Paris, Christian Bourgois, [éd. originale : 1997 ; 1ère éd. Française : 1998].
Peslier, Julia, 2017, « L’Arche triste ou les désastres de la guerre luso-angolaise selon António Lobo Antunes », Op. cit. Revue des littératures et des arts, 17 [En ligne] https://revues.univ-pau.fr/opcit/274, consulté le 20 octobre 2019.
Vaz Warrot, Andreia Catarina, 2009, La création romanesque chez António Lobo Antunes, Thèse de doctorat en Études lusophones, Saint-Denis, Paris 8. Sous la direction de Maria Helena Araújo Carreira et de Fernanda Miranda Menéndez.
[1] Louise Ibáñez-Drillières est normalienne et agrégée d’Espagnol. Actuellement doctorante en Études hispaniques/hispano-américaines et Cinéma, sa thèse s’intitule Cinémas de la patience. Une écologie de la perception cinématographique (Reygadas, Alonso, Serra). Parallèlement à sa recherche, elle mène une activité de traductrice littéraire de l’espagnol vers le français.
Signature institutionnelle : Univ Paul Valéry Montpellier 3, IRIEC EA 740, F34000, Montpellier, France.
[2] Lobo Antunes 2013, « V », p. 203. Pour élaborer les analyses suivantes, j’ai travaillé avec la traduction du roman par Pierre Léglise-Costa, publiée pour la première fois chez Métailié dans la collection « Suites » en 1983. Je m’appuie sur la dernière réédition, qui date de 2013.
[3] Il est précédé par Mémoire d’éléphant (1979) et suivi par Connaissance de l’enfer (1980). Ayant débuté en 1961, la guerre se termine en 1974 avec l’indépendance angolaise et le retrait concomitant des troupes portugaises.
[4] Car la citation posée en exergue se poursuit pour envisager quel pourrait être cet « espace blanc où [s’]ancrer, et qui peut être, par exemple, la chaîne de montagnes allongée de votre corps, une concavité, un trou quelconque de votre corps, pour y coucher, vous savez, mon espoir honteux » (Lobo Antunes 2013, « W », p. 203).
[5] Si l’on emploie parfois indifféremment les substantifs « monologue » et « soliloque » au cours de l’analyse, on privilégiera toutefois le second, qui n’est pas un terme technique propre au genre théâtral.
[6] Op. cit., « D », p. 44.
[7] L’expression est tirée du roman de Lobo Antunes op. cit.., « Q », p. 143.
[8] Signalé par Inès Cazalas dans son article « Plurivocité de la violence et écriture de l’altérité », le renversement burlesque de l’épopée maritime nationale en naufrage perpétuel, par le traitement parodique qu’il inflige implicitement à l’intertexte des Lusiades de Camões, constitue en lui-même une décentralisation critique de facto de cette œuvre fondatrice de la littérature portugaise et des mythes constitutifs de l’identité nationale. Voir Cazalas 2008, § 8.
[9] « “Tu as maigri. J’ai toujours espéré que l’armée ferait de toi un homme, mais avec toi, il n’y a rien à faire.” Et les portraits des généraux défunts, sur les consoles, approuvaient, dans un accord féroce, l’évidence de cette disgrâce » (Lobo Antunes 2013, « Z », p. 219).
[10] L’acronyme MPLA renvoie au Movimento popular de libertação de Angola (Mouvement populaire de libération de l’Angola), parti politique indépendantiste angolais fondé en 1956. Il est l’un des principaux belligérants rebelles au cours de la guerre d’indépendance contre le Portugal colonial, et le premier parti à diriger la République Populaire d’Angola à l’issue de la guerre et de la proclamation de l’indépendance du pays en 1975.
[11] « Les malades eux-mêmes se méfiaient de mes cernes trop lourds et de l’haleine équivoque où flottait, à l’évidence, un reste d’alcool » (op. cit., « Q », p. 143).
[12] Op. cit., « E », p. 49.
[13] Op. cit., « G », p. 61.
[14] Op. cit., « A », p. 18.
[15] « […] non, sérieusement, nous habitons un lieu qui n’existe pas, il est absolument inutile de le chercher sur les cartes parce qu’il n’existe pas ; c’est là ; un œil rond, un nom, mais ce n’est pas elle ; Lisbonne commence à prendre forme, croyez-moi, avec la distance, elle gagne alors de la profondeur, de la vie et de la vibration […] » (op. cit., « M », p. 107).
[16] Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, « Obséder : Étymologie de obséder », www.cnrtl.fr, 2012, https://www.cnrtl.fr/etymologie/obs%C3%A9der, consulté le 30 janvier 2020.
[17] Peslier 2017, § 10.
[18] La PIDE (Polícia Internacional e de Defesa do Estado), tristement célèbre pour ses pratiques de torture d’opposants à la dictature salazariste, était la police d’État portugaise sous le régime de l’Estado Novo. Elle sévissait en métropole mais également, comme en témoigne le roman, pendant la guerre d’indépendance angolaise, en Angola même.
[19] Kane 2019. Intervention prononcée lors des Journées d’études des jeunes chercheur·se·s de l’IRIEC, consacrées au sujet « Marginalités et écritures. Les imaginaires de la représentation de soi dans la fiction narrative ». C’est à l’occasion de ces mêmes Journées que la présente analyse a été formulée.
[20] Sur la constitution d’une génération littéraire post-conflit au Portugal, voir Dos Santos 2018.
[21] Sur la base du travail de recensement du critique Rui de Azevedo Texeira, Bárbara Dos Santos récapitule les divers recoupements biographiques entre éléments de la vie du personnage et détails de la vie de l’auteur : « les connaissances que possède ce personnage de l’Est et du Nord de l’Angola ; l’admiration pour la beauté de la région Nord de ce pays ; l’éducation du narrateur qui le pousse à réprimer ses affects ; sa qualité de médecin généraliste dans la commission militaire ; le désir de dépasser une inadaptation à son milieu sans renoncer à son comportement non bourgeois ; un nombre réduit d’obsessions ou encore son expérience de l’“invisibilité” de la guerre en Angola » (Op. cit. , p. 116).
[22] Dans le même article, Dos Santos aborde cette question des procédés d’archivage du souvenir traumatique en étudiant les modalités romanesques d’expression de la mémoire de guerre.
[23] L’interlocutrice se nomme Maria José – comme la femme de Lobo Antunes.
[24] Lobo Antunes 2013, « Z », p. 219. Ce sont les derniers mots du livre.
[25] C’est en tout cas l’effet performatif auquel prétend l’anaphore incantatoire, qui tente de conclure par une victoire : « Tout est réel : le cliquetis de vos bracelets […]. Tout est réel, surtout l’agonie, la gueule de bois, le mal à la tête qui m’enserre la nuque dans sa pince tenace […]. Tout est réel, sauf la guerre, qui n’a jamais existé : il n’y a jamais eu de colonie, ni de fascisme, ni de Salazar, ni de Tarrafal, ni de PIDE, ni de révolution, il n’y a jamais rien eu, vous entendez, rien […] » (op. cit., « Z », pp. 215-216).
[26] Peslier 2017, § 10.
[27] Lobo Antunes 2013, « D », pp. 42-44.
[28] Voir Cazalas 2008, § 5, (nous soulignons).
[29] Si l’on nous permet ce néologisme qui, formé à partir du verbe transitif silenciar existant en portugais et en espagnol, permet de souligner le caractère imposé de ce geste consistant à la fois à faire taire et à passer sous silence.
[30] Peslier 2017, § 12.
[31] Lobo Antunes 2013, « D », p. 45, (nous soulignons).
[32] Op. cit., « S », p. 171.
[33] « Vous lirez le journal, vous n’en croirez pas vos yeux, vous relirez, vérifierez le nom, la profession, l’âge et deux heures après vous aurez oublié et vous viendrez ici comme d’habitude, ancrer votre silence dans un havre de verres » (op.cit., « D », p. 45).
[34] Op. cit., « A », p. 15.
[35] Lobo Antunes 2015, p. 457 ; cité dans Peslier 2017, § 11.
[36] Nous ne reproduisons pas ici en intégralité un texte qu’il s’avère particulièrement difficile d’isoler et de morceler, du fait même de son irrésistible force de dérivation interne. Nous renvoyons donc à Lobo Antunes 2013, « H », pp. 74-75, à partir de : « […] pendant le voyage l’orchestre du navire jouait des tangos moisis pour noces d’argent, j’ai embarqué le 6 janvier et la nuit de la Saint-Sylvestre je m’étais enfermé dans la salle de bains pour pleurer […] ».
[37] Voir par exemple le passage cité plus tôt de la zoomorphisation du narrateur et de l’interlocutrice, imaginés en tamanoirs dans le cadre de la séquence d’ouverture issue du souvenir enfantin au Jardin zoologique (op. cit., « A », p. 15).
[38] Peslier 2017, § 14.
[39] Voir Vaz Warrot 2009, p. 176, figure II.13.
[40] Lobo Antunes 2013, « M », p. 106.
[41] Lobo Antunes 2013, op. cit., p. 180.