By | septembre 12, 2023
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Charlène Walther[1]

Résumé : L’enfant est une figure littéraire marginale : il se comporte, s’exprime, agit différemment des adultes, représentants de la norme. Dans les littératures francophones postcoloniales, l’enfance n’illustre souvent plus des réalités biologiques ou même sociologiques, mais devient une construction littéraire hautement symbolique, polymorphe et polyphonique. Dans certains cas, l’enfant apparaît clairement comme un double fictionnel de l’écrivain(e). Il s’agira de comprendre, à travers l’étude de La Vie devant soi de Romain Gary, d’Ouregano de Paule Constant et de Chemin-d’école de Patrick Chamoiseau, comment des voix enfantines allant à l’encontre de la « norme » (coloniale, scolaire, institutionnelle, langagière), reflètent dans ces fictions des postures auctoriales francophones « riche[s] de [leur] propre centre et contestant tout centre[2] ».
Mots-clés : Enfance, Fiction, Littératures francophones, Marginalité, Posture auctoriale, Poétique, Politique, Postcolonie.

Title: « Un jour, je parlerai sûrement comme tout le monde, c’est fait pour ça ». Childhood Fictions and Authors marginality in Romain Gary, Paule Constant and Patrick Chamoiseau’s Writings
Abstract:
The child is a marginal figure in literature: they behave, speak and act differently from adults, who represent normativity. In postcolonial French speaking literature, the child does often no more illustrate biological or even sociological realities, but becomes a highly symbolic, polymorphous and polyphonic literary construction. In certain cases, the child very clearly appears as the author’s fictional double. This paper, based on the study of Romain Gary’sLa Vie devant soi, Paule Constant’s Ouregano and Patrick Chamoiseau’sChemin-d’école, will discuss how childish voices,within works of fiction, are built against normative (colonial, scolar, institutional, language) discourses and reflect their author specific position, « rich of [their] own center and contesting all centers ».
Keywords: Childhood, Fiction, French Speaking Literatures, Author’s Posture, Poetic, Politics, Postcolonial Studies


  1. L’enfant se situe aux marges de la communauté en ce qu’il est généralement exclu des décisions politiques, sociétales et familiales. Cette marginalité est « institutionnalisée[3]», dans la mesure où elle traduit une situation de dépendance, économique, sociale, affective, de l’enfant par rapport au centre que représente l’adulte dans la société. Dans le domaine littéraire, les écrivains, depuis le XXe siècle surtout, s’approprient la posture marginale de l’enfant, tout en transformant cette dernière : partant de son caractère institutionnalisé, ils en font une marginalité revendiquée, un refus de s’intégrer dans la communauté adulte[4]. La marginalité devient ainsi « déviante[5] ». Il est remarquable, en ce sens, que des littératures de l’enfance aient émergé en force depuis les années 1960, période de décolonisations, dans différents espaces francophones (comme l’Afrique subsaharienne, les Antilles, le Québec et l’Europe) et que l’enfance soit mise aujourd’hui au service de nombreuses poétiques auctoriales. En effet, qu’elle soit fictive ou autobiographique, elle permet aux écrivains francophones de revendiquer une forme de marginalité « déviante » par rapport aux institutions françaises, lesquelles distinguent encore trop souvent le « centre » littéraire français et les littératures francophones considérées comme périphériques. Elle sert au fondement de nouvelles poétiques collectives (dans le cas du Québec et des Antilles notamment) mais aussi individuelles, l’enfance de l’écrivain(e) préfigurant la marginalité de cette dernière au sein du système littéraire.
  2. Plus encore, la posture marginale de l’enfant est souvent exacerbée dans la fiction ; celui-ci ne s’oppose plus uniquement à l’adulte mais également aux normes qui régissent l’enfance elle-même. Ainsi, dans des œuvres que nous proposons de nommer « fictions d’enfance », de nombreux écrivain(e)s construisent des enfances fictives hautement symboliques allant à l’encontre de l’enfance telle que la représente la critique du récit d’enfance traditionnelle, reposant sur des critères d’ordre biologique et social. Ces représentations marginales de l’enfance passent par un dévoiement du langage enfantin, ou plutôt du langage tel qu’il est habituellement associé à l’enfance : les auteurs et autrices mettent en place tout à la fois une nouvelle manière de dire et une nouvelle matière langagière. L’enfant devient ainsi une figure polymorphe et a-normative, fondamentalement littéraire dans la mesure où il va à l’encontre de l’effet de réel ; le lecteur ne pourra pas voir en lui autre chose qu’un être de papier, fabriqué par le langage et prenant vie dans la fiction.
  3. La fictionnalité de ces enfances n’empêche pas les auteurs de raconter leur propre enfance, ou faire de l’enfant une représentation fictionnelle d’eux-mêmes. Ce sont trois exemples de ce type qui nous intéressent dans le cadre de cette étude : La Vie devant soi de Romain Gary[6] (1975), Ouregano de Paule Constant[7] (1980), et Chemin-d’école de Patrick Chamoiseau (1994)[8].
  4. Presque vingt ans après avoir publié (en 1956) un roman autobiographique, La Promesse de l’aube, Romain Gary, auteur français d’origine polonaise, écrit sous le pseudonyme Émile Ajar, une œuvre qui sera considérée par la critique comme une « réécriture à l’envers[9]» de ce premier roman. De nombreux points communs sont perceptibles entre Romain de La Promesse de l’aube et Momo de La Vie devant soi : ils sont tous deux immigrés, l’un polonais, l’autre algérien (Gary écrira lui-même dans son œuvre autobiographique La Nuit sera calme : « J’étais alors dans le Midi l’équivalent d’un Algérien aujourd’hui[10] ») ; tous deux ont une relation fusionnelle avec leur mère (de substitution dans le cas de Momo), tous deux veulent « devenir Victor Hugo », etc. C’est ainsi que se profile sous les traits de Momo une figure qui est et n’est pas Romain Gary, comme Gary est et n’est pas Émile Ajar[11].
  5. Paule Constant, autrice française, publie en 1980 son premier roman, Ouregano, qui formera le chaînon initial de son œuvre[12]. Ouregano est une ville coloniale imaginaire dans un pays d’Afrique indéterminé, mais le personnage d’enfant, Tiffany, 7 ans, fait penser à Paule Constant sous bien des aspects, puisque celle-ci s’inspire de sa propre enfance en Afrique pour le créer. Comme elle l’écrit dans Mes Afriques, « tous[s]es romans sont une mise à distance d’une réalité insoutenable pour, en la disséquant, en prendre le contrôle à des dizaines d’années[13]». Sa propre vie est donc réinvestie par l’intermédiaire de la fiction, et dans son œuvre, la marginalité de l’enfant reflète sa propre marginalité passée et présente.
  6. Chamoiseau constitue un cas particulier, dans la mesure où Chemin-d’école, publié en 1994, est le deuxième volume d’une trilogie véritablement autobiographique, Une enfance créole, volume où « le négrillon », en faisant son entrée à l’école primaire, prend véritablement conscience de sa marginalité. Néanmoins, une distanciation est établie entre le narrateur et le personnage enfant, qui interdit de voir dans ce texte un récit autobiographique traditionnel suivant les critères proposés par Philippe Lejeune[14]. En effet, le narrateur parle à la première personne et n’est jamais nommé (même si des liens clairs sont établis entre l’auteur et le narrateur dans certains passages au présent), tandis que le personnage-enfant est désigné par la troisième personne, ce qui témoigne bien d’une volonté d’établir une distance entre l’enfant et le narrateur ; cela mènera le narrateur à qualifier lui-même cette trilogie de « demi-fiction » dans À bout d’enfance[15].
  7. Ces trois auteurs, à travers des jeux de ressemblance et de différence, créent ainsi des personnages d’enfants qu’ils envisagent comme des miroirs fictionnels d’eux-mêmes. Ainsi, la marginalité de l’enfant fictif pourra servir à illustrer différentes postures auctoriales.

1. Trois enfances « déviantes[16]»

  1. Les enfances représentées dans ces trois œuvres sont déviantes par rapport à l’enfance telle qu’elle est envisagée traditionnellement par la critique du récit d’enfance, et ce de différentes manières : refus, tout d’abord, de l’enfance dans son acception biologique et historicisante, mais aussi refus des conceptions dominantes depuis le XVIIe siècle, associant l’enfance aux notions d’innocence, de pureté, de naïveté et de beauté[17].
  2. Le cas le plus explicite d’enfance déviante est celle mise en place par Romain Gary. En effet, l’âge de Momo semble problématique : l’enfant a en effet dix ans au début du roman, puis se rend compte, à peu près au milieu de l’œuvre, lorsqu’il rencontre son père biologique, qu’il a en réalité 14 ans[18]. Ce retournement, déjà étonnant du point de vue de la vraisemblance de l’œuvre, est doublé d’une incohérence, puisque la date d’arrivée de Momo dans le foyer de Madame Rosa suggère que celui-ci aurait en réalité 17 ans et non 14 ans[19]. Cette incohérence est créatrice de comique mais fait également voler en éclat la pertinence de l’analyse de cette enfance fictionnelle à partir de données biologiques : Momo est bien un enfant, mais son enfance ne dépend pas de son âge, comme en attestent des énoncés tels que : « Jusque-là, je ne peux pas vraiment dire que j’étais un enfant[20]».
  3. Le brouillage des pistes vis-à-vis de la question de l’âge est effectivement récurrent dans l’œuvre, et participe à faire du narrateur-enfant une figure marginale. Le dialogue suivant, entre Momo et Monsieur Hamil, le montre :

– […] Un jour, j’irai à Nice, moi aussi, quand je serai jeune.
– Comment, quand tu seras jeune ? Tu es vieux ? Quel âge as-tu, mon petit ? Tu es bien le petit Mohammed, n’est-ce pas ?
– Ah ça, personne n’en sait rien et mon âge non plus. Je n’ai pas été daté. Madame Rosa dit que j’aurais jamais d’âge à moi parce que je suis différent et que je ne ferai jamais autre chose que ça, être différent[21].

  1. Ici, la question de l’âge est thématisée et rendue problématique à plusieurs niveaux. Tout d’abord, il est possible de noter le détournement de l’expression, coutumière chez les enfants, « quand je serai grand », qui devient dans la bouche de Momo « quand je serai jeune », rendant l’énoncé incohérent dans la mesure où le futur de l’indicatif est associé à l’état présent – jeune – de Moto ; d’où la réaction d’incompréhension de l’interlocuteur, miroir de la réaction possible du lecteur. Incohérente également, la phrase « je n’ai pas été daté », dans laquelle est employé un verbe ayant d’ordinaire comme sujet un objet. Par ailleurs, cet âge problématique est bien présenté comme la source de la différence – l’adjectif « différent » est répété deux fois – de Momo par rapport à la norme, donc de sa marginalité. Cette marginalité tend même à être mythifiée, d’abord parce que l’enfant porte le prénom du prophète de l’islam Mahomet ou Mohammed, et ensuite par la proposition « j’aurai jamais d’âge à moi », vue comme une conséquence de la marginalité de l’enfant (« parce que je suis différent et que je ne ferai jamais autre chose que ça, être différent »). Le complément déterminatif du nom « âge » (« à moi »), non nécessaire d’un point de vue sémantique et syntaxique, insiste encore sur la fonction prophétique de Momo, qui doit se départir de son âge propre pour devenir le porte-parole d’une collectivité indéterminée. La marginalité semble donc bien ici déviante, le personnage revendiquant et assumant sa différence.
  2. Cette déviance n’est pas absente d’Ouregano et de Chemin-d’école, au contraire. Paule Constant, notamment, remet l’appartenance de Tiffany à l’enfance en question à plusieurs reprises, dans des énoncés comme « Tiffany n’avait que les apparences de l’enfance[22]», ou « Elle l’avait dit comme un vieillard, comme une femme, elle ne l’avait pas dit comme un enfant[23] ». De même, la distanciation établie dans Chemin-d’école entre l’enfant et le narrateur, ainsi qu’entre des épisodes énoncés au passé simple relatant les épisodes de l’enfance et des moments au présent, renvoie l’enfance à une forme d’extériorité indéterminée. Les trois œuvres remettent ainsi en cause la linéarité et l’historicité de l’état d’enfance, et distinguent l’enfance qu’ils représentent des enfances littéraires traditionnelles, tout en s’identifiant eux-mêmes à ces figures fictionnelles. Il s’agit à présent de comprendre quels sont les buts possibles de cette identification.

2. Marginalités politiques : l’enfant contre la pensée coloniale

  1. Dans les œuvres, la marginalité « déviante » de ces enfants fictifs vise à contrer une domination raciale ou coloniale, présente dans les trois œuvres du corpus étudié et ont profondément marqué la vie des trois auteurs étudiés : Romain Gary, lui-même immigré polonais en France, représente dans La Vie devant soi un enfant d’origine algérienne grandissant dans le quartier parisien déclassé de Belleville en 1970, luttant contre la pauvreté et le racisme ordinaire ; Paule Constant, enfin, a, durant son enfance, accompagné son père, médecin colonial, dans différent pays d’Afrique, expérience qu’elle raconte notamment dans Ouregano, roman dont l’intrigue se déroule entre 1952 et 1954 ; Chamoiseau raconte dans Chemin-d’école son entrée à l’école primaire, institution néocoloniale par excellence, à Fort-de-France.
  2. Paule Constant, particulièrement, fait entrer son lecteur dans un monde où « les enfants ne jouent plus depuis longtemps[24]» et développe l’analogie coloniale entre l’enfant et le colonisé[25]. Tout d’abord, les deux figures sont déplacées à la marge de la société coloniale : elles sont toutes deux dessoudées du groupe, désindividualisées, voire réduites à un état d’inexistence par les colons, comme le montre ce passage décrivant les Africains d’Ouregano :

La faim et la peur effacent les êtres auxquels elles s’agrippent. Celui qui crève de faim se tasse comme s’il rentrait en lui pour une ultime communion, celui qui a peur s’éclipse, les traits gris. On ne les voit plus. […] Les Blancs d’Ouregano ne voyaient pas les Noirs d’Ouregano. Ils voyaient leurs boys qui les volaient, les porteurs d’eau qui scandaient leur marche en ahanant, un commis par-ci par-là, une femme à la rivière, un planton qui en prenait à son aise sous un frangipanier, un chauffeur, un jardinier. Ils voyaient tout ce qui tenait debout, droit encore, mangeant – trop – grâce à eux. […] Les Blancs d’Ouregano ne voyaient pas les Noirs qui crevaient[26].

  1. Cet extrait insiste sur la désindividualisation établie par les colons à l’égard des colonisés, notamment par l’accumulation finale réduisant les colonisés à leur fonction (porteurs d’eau, commis, planton, chauffeur, jardinier) et par la locution pronominale tout ce qui, objectivant par le pronom neutre ce l’ensemble compact, désindividualisé et objectivé des colonisés. Plus encore, le lexique de la disparition (effacer, se tasser, rentrer en soi, s’éclipser, ne pas voir) rejette les Noirs hors du domaine du visible et les condamne à voir leur identité modelée par le regard des colons, comme en atteste l’alternance entre tournures affirmatives et négatives qui ponctue la répétition du verbe voir : les colons « ne [voient] pas les Noirs d’Ouregano. Ils [voient] » des objets purement utilitaires.
  2. Cette injonction à disparaître est similaire à celle vécue par l’enfant Tiffany dès son arrivée dans la cité coloniale, de plus en plus souvent poussée à « ne plus faire d’histoires » : « Il y avait belle lurette que Tiffany ne faisait plus d’histoires avec des mots ou des phrases. Il y avait longtemps que Tiffany avait dressé son corps rétif pour qu’il n’exprime plus rien, absent plus que transparent[27]». Nous retrouvons ici le lexique de l’absence déjà remarqué par rapport aux colonisés (n’exprimer plus rien, absent, transparent). Le pouvoir actantiel de l’individu est rejeté : ne plus faire d’histoires, corps rétif, discipliné. L’enfant tente de correspondre à ce que les adultes attendent d’elle, à savoir devenir invisible à leur regard. Le verbe dresser, encore, est signifiant, et entre en écho avec des déclarations de Paule Constant par rapport à son enfance : « Éduquer c’était dresser, donc soumettre[28] ». Le dressage correspond à une version plus coloniale de l’éducation en ce qu’il repose explicitement sur un principe de possession et sur le prérequis de l’infériorité de la personne (ou plutôt de l’animal, dans ce cas-ci) à dresser par rapport au dresseur. Qui plus est, il repose sur un principe de punition et de récompense qui traduit une domination coloniale[29].
  3. S’instaure donc un double mouvement, d’infantilisation du colonisé et de colonisation de l’enfant, mis en avant par le fait que l’enfant et le colonisé constituent des miroirs l’un de l’autre – même si d’un point de vue matériel, Tiffany, blanche et fille d’un médecin colonial, est mieux lotie que la plupart des personnages noirs que le texte décrit. Cette analogie correspond à celle qu’a vécue l’autrice pendant son enfance, comme elle l’écrit dans Mes Afriques :

Les enfants soumis parce qu’ils entraient dans les lignes et appliquaient les codes, filaient doux, et avaient droit à l’amour comme à la reconnaissance suprême des parents. Les autres, « les insoumis », dénomination bagnarde, carcérale et militaire, devaient être brisés avec les méthodes utilisées par les militaires, les matons. Pas d’autre solution que de se soumettre, au moins en apparence, avec de grands épisodes de colère et de fureur qui me faisaient me dresser devant l’autorité jusqu’à ce que j’utilise consciemment ou inconsciemment la transgression qui m’empêcha de sombrer psychiquement[30].

  1. Tiffany, dans le roman, semble suivre le cheminement de l’autrice durant sa jeunesse, alternant entre « grands épisodes de colère » et soumission apparente, ce qui met bien en avant l’analogie entre la vie de l’autrice et celle de son personnage. La révolte la plus évidente, qui fait de Tiffany une « insoumise », prend place dans le cercle clos de l’école coloniale, lieu hautement symbolique du double dressage de l’enfant et du colonisé. En effet, Tiffany, définie comme un cancre dès le début du roman, est victime d’une oppression de plus en plus violente de la part de son enseignante :

Elle [l’institutrice] n’acceptait pas dans la petite fille ce côté qui échappait à l’enfance, lui semblait-il, sans pour autant être récupéré ni par l’âge adulte ni par ces âges intermédiaires que l’on dit ingrats. Tiffany n’était rien. Rien ces yeux gravement dessinés dans ce visage flou, rien ce corps aigu dans ces vêtements d’enfant, marqués au col ou dans les coutures huit, dix ou douze ans, ridicules avec ces fleurettes, ces petits lapins brodés au point de chaînette, Blanche-Neige et la maison des sept nains. Tiffany n’affichait que les apparences de l’enfance.
Pour le moral, on attendait aussi un élan, un signe de soumission, un effort qui lui rendît son enfance. Elle ne faisait rien, sans pour autant se faire oublier. Elise l’avait bien senti. Depuis le début de l’année elle essayait de la faire disparaître. […] Tiffany ne réagissait pas, elle s’était forgée devant les mots des adultes une indifférence sans mesure. Les injures qui la frappaient ne faisaient que rebondir, Élise les recevait encore chaudes de sa colère et de son mépris[31].

  1. La haine de l’institutrice pour la petite fille a pour cause avant tout dans la marginalité de cette dernière : Tiffany ne correspond pas à l’enfance telle que se la représente l’adulte (à savoir une enfance montrant des « signe[s] de soumission »), sans pour autant appartenir à une autre classe d’âge (« ce côté qui échappait à l’enfance […] sans pour autant être récupéré ni par l’âge adulte ni par ces autres classes d’âge que l’on dit ingrats »). Cette impossibilité de faire entrer la petite fille dans les cadres imposés par la société fait naître la colère de l’institutrice, ainsi que la volonté de « faire disparaître » Tiffany, ou de la « briser », pour reprendre le terme utilisé par Paule Constant dans Mes Afriques que nous citions plus haut[32]. Le cadre fictionnel de l’œuvre permet ainsi à l’autrice de mettre en avant la marginalité de son personnage par l’inadéquation de ce dernier à sa classe d’âge. La marginalité se mue même en révolte, perceptible dans l’indifférence apparente de l’enfant, qui semble manifester un refus passif de l’ordre établi. La métaphore du rebondissement des injures (« Les injures qui la frappaient ne faisaient que rebondir, Élise les recevait encore chaudes de sa colère et de son mépris ») montre bien le caractère offensif de la résistance de l’enfant aux attaques des adultes, qui finissent par être renvoyées, presque au sens propre par la métaphore, à ces derniers. Finalement, la tentative de « faire disparaître », de réduire l’enfant – le colonisé – à « rien » (le mot est répété dans la citation) échoue dans la mesure où l’enfant déviant, malgré – ou grâce à ? – un « visage flou », stigmate des sévices subis, finit par développer une résistance aux attaques lancées contre lui, et à échapper aux cadres imposés. Cette émancipation est souvent permise au préalable, dans la fiction et en dehors d’elle, par une démarche d’ordre poétique.

3. Marginalités poétiques : fictions d’enfance et création littéraire

  1. En effet, dans les trois œuvres, la révolte de l’enfant est permise par une échappée vers le domaine de la création : dans La Vie devant soi, Momo manifeste sa volonté de contourner « les lois de la nature » et de créer un « monde à l’envers » qui remplacerait le monde réel[33]. Ce faisant il se fait le représentant fictionnel de Gary lui-même qui, en façonnant Émile Ajar, affiche sa volonté de « parler à l’envers, pour espérer peut-être exprimer quelque chose de vrai[34]». Dans Ouregano, Tiffany va découvrir un lieu, qu’elle surnommera « l’Endroit », dans lequel elle va s’isoler, développer son imagination par les livres et rêver d’un autre monde. Cette étape s’avère nécessaire à l’apprentissage de la transgression et à la révolte à venir, mais également essentielle à la poétique de Paule Constant, dont le but est de déconstruire l’histoire familiale par la fiction :

Je m’emparais de la trame de l’histoire familiale, je la traitais à ma façon en la sortant des plis dans laquelle elle reposait, bousculant par le style la manière dont elle avait toujours été racontée, arrachant les masques, me moquant – tout en la fustigeant – d’une société qui par prééminence appartenait à mes parents. Et surtout en l’ayant portée dans un roman, j’avais pris le contrôle d’une histoire, d’un lieu, de personnages dont je niais la réalité en les emportant dans mon imaginaire[35].

  1. Dans Chemin-d’école, l’émancipation naît du lieu même de l’oppression : l’école primaire. Contrairement à Tiffany qui trouve un lieu isolé, à l’écart du monde des adultes, le « négrillon » de Chamoiseau s’émancipe, peu à peu, sur les bancs de l’école qui cherche à le « coloniser ». L’oppression vécue par le « négrillon » est semblable à celle que subit Tiffany à l’école coloniale, bien que, dans le cas de Chamoiseau, elle soit guidée par le racisme de l’école néocoloniale incarné par le Maître d’école lui-même antillais. Chamoiseau, à la différence de Constant, néanmoins, déplace la lutte sur le champ spécifique de la langue, comme en témoigne le sentiment d’étrangeté de l’enfant vis-à-vis de la langue française dès le premier jour d’école : « Ce fut le Maître qui s’exprima. Et là, le négrillon prit conscience d’un fait criant : le Maître parlait français[36]». Le ton est donné, et l’école apparaît d’emblée comme le lieu d’une farouche lutte entre le français et le créole, manifestant une diglossie effective et des réalités d’ordre politique. Le roman crée de fait deux espaces : un espace « français », dans la classe, et un espace « créole », dans la rue et la cour de récréation ; deux espaces idéologiques, mais surtout poétiques, distincts et opposés :

La langue créole ici devenait maîtresse-pièce : les rancœurs accumulées à l’en-bas du français l’avaient chargée de latences terribles. Interdite en classe, elle pouvait ici (en mots-rescapés, en mots-mutants, en mots-glissants, en mots-cassés-ouverts, en mots-désordres, en mots-rafales hallucinés…) transmuer les bons-sentiments en chimies fielleuses, casser un sanglot apeuré en hoquet de chien-fer, raidir un tremblement en épilepsie brute. Les caprons, électrisés, devenaient de désespérés fauves. Les déjà-pas-bons, plus cruels encore. Ce qu’on avait fait d’elle révélait une mâle efficience dans ces zones illicites. On y lapait comme meute à l’abreuvoir. On s’y vautrait comme horde en irruption dans un temple interdit. Ô la langue, ici, était un univers ![37]

  1. La libération de la langue créole hors de la classe se fait bien en réaction aux discriminations du maître d’école (« les rancœurs accumulées à l’en-bas du français » ; « interdite en classe, elle pouvait ici […] transmuer les bons sentiments en chimie fielleuse »). L’opposition créée par l’école entre les deux langues va permettre aux enfants de mettre en avant les qualités esthétiques du créole et ses aspects poétiques, que l’école lui nie. Le créole se caractérise en effet ici par son caractère offensif, comme en témoigne le lexique utilisé, hyperbolique et fort de comparaisons et de métaphores : « chimies fielleuses », « casser », « raidir », « en épilepsie brute », « désespérés fauves », « plus cruels encore », « mâle efficience », « zones illicites », « comme meute à l’abreuvoir », « comme horde en irruption dans un temple interdit ». Le créole est bien envisagé comme une langue de la révolte et de l’interdit. Il est également une langue de la vitalité, de la totalité, une langue qui accepte les constructions, les ajouts ou les néologismes, dont l’extrait se veut mimétique, comme en atteste l’accumulation « en mots-rescapés, en mots-mutants, en mots-glissants, en mots-cassés-ouverts, en mots-désordres, en mots-rafales hallucinés… ». Le créole se définit donc comme une langue malléable, créatrice, poétique (voire lyrique : « Ô […] »), une langue qui peut exprimer la totalité de l’univers (« Ô la langue, ici, était un univers…»).
  2. Le « négrillon » semble évoluer entre ces deux espaces du français et du créole, sans appartenir entièrement ni à l’un ni à l’autre. Cette indécision implique qu’il ne se situe pas dans une révolte frontale à l’encontre du français, contrairement à son camarade Gros-Lombric. Il semble justement balancer entre deux modèles contradictoires, l’un représenté par le Maître, l’autre par Gros-Lombric :

Je t’accorde, cher Maître, l’élévation du livre en moi. À force de vénération, tu me les as rendus animés à jamais. Tu les maniais au délicat. Tu les ouvrais avec respect. Tu les refermais comme des sacramentaires. Tu les rangeais comme des bijoux. Tu les emportais chaque soir comme les trésors d’un rituel sans âge dont tu aurais été l’ultime hiérophante.
Je te sais gré, Gros-Lombric, de ta parole souterraine, tu t’enfuyais par là, tu te réfugiais là, tu résistais là, tu l’habitais d’une minutie immodérée, et cette griffe-en-terre lui conférait une force latente – je n’en percevrai la déflagration qu’une charge d’années plus tard malgré l’oubli de ta figure et du son de ta voix. (Tu n’étais pas conteur, tu étais toutes mémoires)[38].

  1. Il est remarquable ici que le narrateur emploie la première personne du singulier, rendant l’énoncé actuel depuis la situation d’énonciation, et manifestant – l’une des seules fois dans les trois volumes d’Une enfance créole – l’identité entre le narrateur et l’enfant. La marginalité du négrillon n’est ainsi pas à chercher dans la révolte de ce dernier contre le français, mais dans celle qui consiste dans la conciliation de deux langues présentées comme inconciliables, qui distingue ce dernier de l’ensemble des autres personnages et est à l’origine de sa manière d’être hors de tout système. Cette imbrication est également le reflet de la poétique de l’auteur : « À mesure-à mesure, la petite langue créole de sa tête fut investie d’une chique taille de langue française, de mots, de phrases… Cela ne devait plus s’arrêter…[39]». Les points de suspension laissent supposer, à la toute fin de l’œuvre, un lien entre l’enfant et l’auteur qui écrit.
  2. Le double patronage de l’enfant fait par ailleurs fortement écho aux conceptions de la Créolité développées par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant dans Éloge de la Créolité, la Créolité reposant justement sur l’entremêlement des cultures et des langues, mais également sur l’actualisation « de ce regard d’enfance, questionneur de tout, qui n’a pas encore ses postulats et qui interroge même les évidences[40]» dans l’écriture. Avec Chemin-d’école, Chamoiseau semble donc bien vouloir à la fois revenir à l’origine de sa propre poétique et faire de l’enfance le fondement de cette poétique. Pour le dire autrement, l’enfance est l’origine de l’écriture, mais elle est aussi à retrouver au moment de l’écriture ; elle est au fondement de la création littéraire.
  3. Cet idéal de l’enfance a néanmoins ses limites et ne semble pas tout à fait retrouvé dans l’œuvre ; la langue du « négrillon » tend en effet à disparaître, car elle prend la forme de « paroles sacrales dont [l’auteur] n’[a] plus mémoire[41]», impossibles à retranscrire vraiment ; d’où la tentative, sans cesse renouvelée, de faire advenir l’enfance dans l’écriture, comme le narrateur l’écrira dans À bout d’enfance, le dernier volume de la trilogie autobiographique de Chamoiseau : « Mémoire, écoute : aide-moi à lui transmettre ce conte, telle une demi-fiction capable de le restituer un peu à mon esprit…[42] ». La fiction vise donc bien à combler les manques des souvenirs, à réactualiser l’enfance, fondement de l’écriture et de l’identité de l’auteur, dans l’œuvre.

Conclusion

  1. Il est remarquable que trois écrivains d’horizons différents utilisent des fictions d’enfance pour créer leur posture auctoriale. La représentation d’une marginalité enfantine semble bien avoir pour but de refléter la marginalité des écrivains eux-mêmes et, surtout, d’être mise à profit par ces derniers, pour représenter fictivement leurs propres idéaux politiques et esthétiques.
  2. Le lien entre les écrivains et ces enfants fictifs est à double sens ; en effet, d’un côté, ces enfants littéraires sont utilisés par les écrivains pour servir leurs propos et leur posture auctoriale : ils sont donc modelés par ces derniers. Mais, d’un autre côté, se développe un « idéal d’enfance » particulier, dans lequel l’enfance devient un but à atteindre. Momo est un reflet de Gary, mais plus encore, c’est un enfant-poète, prophète, apte à faire advenir des choses dans la réalité ; Tiffany est bien un reflet de l’enfance de Paule Constant, mais elle est surtout un personnage marqué par « l’absence au monde qui est une absence au temps[43]», symptôme et mémoire d’une société en perdition, amené à être refiguré d’œuvre en œuvre à travers les personnages de Balta (Balta, 1983), Chrétienne (La Fille du Gobernator, 1994) ou encore Olympe (Des chauve-souris, des singes et des hommes, 2016); le « négrillon » de Chamoiseau est bien une figuration qui renvoie à l’enfance de l’auteur, mais il est aussi l’idéal à réanimer dans l’acte d’écrire. Ainsi, il semble que le but de ces auteurs est double : il s’agit à la fois d’imprégner leurs textes de leur enfance et de s’imprégner eux-mêmes de ces enfances déviantes ; d’invoquer l’enfance et de « faire acte d’enfance » par l’écriture.

Références bibliographiques

Ariès, Philippe, 1975, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Éd. du Seuil.

Bernabé, Jean, Chamoiseau, Patrick, Confiant, Raphaël, 2010, Éloge de la Créolité, éd. bilingue français/anglais, Paris, Gallimard.

Chamoiseau, 2014, Une enfance créole II : Chemin-d’école, Paris, Gallimard.

Chamoiseau, 2017, Une enfance créole III : À bout d’enfance, Paris, Gallimard.

Constant, 2019, Mes Afriques, Paris, Gallimard.

Gary, Romain, 2019a, La Nuit sera calme, Barcelone, Gallimard.

Gary, Romain, 2019b, Romans et récits, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».

Gary, Romain, 2019c, Romans et récits, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».

Hardy, Georges, 2005, Une conquête morale : l’enseignement en A.O.F., Paris, L’Harmattan.

Lecarme-Tabone, Éliane, 2005, La Vie devant soi de Romain Gary (Émile Ajar), Paris, Gallimard, « Foliothèque ».

Lejeune, Philippe, 1996, Le Pacte autobiographique, Paris, Éd. du Seuil.

Mendel, Gérard, 1971, Pour décoloniser l’enfant : sociopsychanalyse de l’autorité, Paris, Payot.

Piaget, Jean, 2003, La Représentation du monde chez l’enfant, Paris, Presses Universitaires de France.

Porra, Véronique, 2005, « De la marginalité instituée à la marginalité déviante ou que faire des littératures africaines d’expression française contemporaines ? », Revue de littérature comparée, 314 [En ligne] consulté le 4 février 2020, https://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2005-2-page-207.htm.

Vitrac, 2000, Victor ou Les enfants au pouvoir, Paris, Gallimard.

 


[1] Charlène Walther est doctorante en littératures francophones, à l’Université de Strasbourg (France) et à l’Université Laval (Canada). Sa thèse porte sur l’étude du personnage-enfant dans huit récits d’auteurs québécois, européens, antillais et africains publiés entre 1967 et 2010. Elle a écrit des articles sur les littératures africaines et antillaises, notamment sur la fonction métatextuelle de l’enfant dans des récits d’Alain Mabanckou et de Patrick Chamoiseau, et recensé plusieurs ouvrages sur la parentalité, les mouvements migratoires des enfants et l’imaginaire de l’enfant-soldat en Afrique.

[2] Chamoiseau 2014, Dédicace.

[3] Porra 2005, § 50.

[4] Voir par exemple Vitrac 2000.

[5] Porra 2005.

[6] Gary 2019c, II.

[7] Constant 2019.

[8] Chamoiseau 2014.

[9] Lecarme-Tabone 2005, p. 82.

[10] Gary 2019a, p. 22. Bien sûr, cette comparaison n’identifie pas pour autant la situation de Gary à celle des immigrants algériens en France.

[11] Pseudonyme que Gary voulait voir prendre vie et en faire son identité dans la réalité car, comme il l’écrit dans Vie et mort d’Émile Ajar : « J’étais las de n’être que moi-même. J’étais las de l’image Romain Gary qu’on m’avait collée sur le dos une fois pour toutes depuis trente ans » (Gary 2019c, II, p. 1434).

[12] Des phénomènes d’écho importants lient l’ensemble de son œuvre.

[13] Constant 2019, p. 28.

[14] À savoir l’identité entre auteur, narrateur et personnage (Lejeune 1996, p. 15).

[15] Chamoiseau 2017, p. 43.

[16] Par souci de concision et de clarté, chaque partie n’analysera en profondeur qu’une œuvre sur les trois œuvres étudiées.

[17] Ariès 1975, p. 114.

[18] Gary 2019c, II, pp. 904-908.

[19] Op. cit., p. 912.

[20] Op. cit., p. 820.

[21] Op. cit., p. 888.

[22] Constant 2019, p. 334.

[23] Op. cit., p. 344

[24] Constant 2019, p. 153.

[25] L’analogie est perceptible dans les traités coloniaux qui mettent en avant l’infériorité intellectuelle et morale des colonisés : ces derniers, comme les enfants, doivent pour les colons être éduqués, ne maîtrisent pas un lexique trop abstrait, etc. (voir par exemple Hardy 2005). Il faut noter que les traités coloniaux n’ont pas l’apanage de cette analogie : le psychanalyste Jean Piaget parle bien, au XXe siècle, d’animisme enfantin, inversant mais conservant l’analogie coloniale, dans La Représentation du monde chez l’enfant (Piaget 2003).

[26] Constant 2019, p. 235.

[27] Op. cit., p. 263

[28] Op. cit., p. 36.

[29] Voir par exemple Mendel 1973, p. 7 : « Toutes les formes d’exploitation de l’homme par l’homme, aussi bien religieuses qu’économiques, aussi bien du colonisé, de la femme, que de l’enfant, utilisaient à leur profit le Phénomène-Autorité, dérivé de la dépendance biologique et psycho-affective du petit enfant par rapport aux adultes ».

[30] Constant 2019, p. 36.

[31] Op. cit., p. 334.

[32] Constant 2019, p. 36.

[33] Gary 2019c, II, p. 953 : « C’est Madame Nadine qui m’a montré comment on peut faire reculer le monde et je suis très intéressé et le souhaite de tout cœur ».

[34] Op. cit., p. 1020.

[35] Constant 2019, p. 76 [à propos d’Ouregano].

[36] Chamoiseau 2014, p. 63.

[37] Op. cit., p. 127.

[38] Op. cit., p. 180.

[39] Op. cit., p. 201.

[40] Bernabé, Chamoiseau, Confiant 2010, p. 24.

[41] Chamoiseau 2014, p. 139.

[42] Chamoiseau 2017, p. 43.

[43] Constant 2019, p. 252.

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